Cet article, co-rédigé par le Dr Roland Broca et Brigitte Broca (Sciences-Po Paris), a été publié sous le titre "La thèse de médecine de Victor Segalen. Entre médecine et littérature" dans la revue "l’Ecole des Filles". Il a fait l'objet d'une intervention du Dr Broca dans le cadre du colloque « Segalen et la médecine » organisé par la galerie d'art Françoise Livinec à Huelgoat (Bretagne), le 16 mai 2015 .
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Le 29 janvier 1902, Victor Segalen, 23 ans, soutient sa thèse de médecine, achevant ainsi ses 5 années d’études médicales. Celle-ci présente un grand intérêt pour tous ceux qui s’intéressent à cette personnalité aux multiples facettes, à cet homme a la fois médecin, explorateur/ethnologue, archéologue et écrivain. En effet, il ne choisit pas de traiter un point de recherche médicale, comme c’est généralement l’usage, mais un sujet d’analyse littéraire éclairée par la médecine. Ce sera :
« L’observation médicale chez les écrivains naturalistes »
Nous allons nous attacher à vous montrer le cheminement qui a conduit le jeune homme à choisir ce thème. Ce que cela nous dit de sa personnalité, de ses désirs et de ses choix – bien sûr, nous savons ce qu’il est devenu. Mais nous l’ignorerons volontairement en privilégiant ce qu’il est en 1902. Libre à vous de repérer ce qui laisse entrevoir les choix de sa vie d’adulte.
Nous nous sommes appuyés, pour ce court exposé, sur la thèse elle-même, sur la préface de Jean Starobinski, médecin, psychiatre et historien de la littérature, et sur la biographie de Henry Bouiller, publiée en 1961 au Mercure de France. En outre, nous disposons d’une abondante correspondance.
V. S. fait ses études à Bordeaux, loin de ses parents qui habitent Brest. Il écrit beaucoup, surtout à sa mère mais aussi à son père, sa sœur, des amis. On suit ainsi, au fil des lettres, son évolution, ainsi que de nombreux aspects de sa vie quotidienne. C’est donc une source d’une très grande richesse – même si on n’y trouve pas toutes les réponses.
Il s’agit donc d’une thèse de médecine – mais est-ce vraiment une thèse de médecine ?
Nous allons commencer par la situer dans le cursus universitaire de l’étudiant Victor Segalen, mais également dans l’évolution de la médecine en cette fin de 19ème siècle qui explique en partie le choix du sujet. Nous essayerons de comprendre la personnalité du jeune Segalen, au moment où il termine ses études et s’apprête à entrer dans la vie active.
Nous nous intéresserons ensuite au contenu littéraire de la thèse, aux goûts littéraires et aux choix des œuvres analysées, ce qui nous permettra de parcourir la production naturaliste du 19ème siècle, au moment où ce courant s’éteint, tandis que le courant symboliste et mystique qui lui succède fascine le jeune homme.
Cette thèse marque le passage à l’âge adulte de l’étudiant en médecine et la naissance d’un écrivain. Elle clôt ainsi de manière heureuse et originale les années d’apprentissage du jeune Victor Segalen.
Segalen, étudiant en médecine
« Les années Bordeaux », ainsi que Henri Bouillier qualifie les années 1897-1902, voient le jeune homme passer de l’état de « fils sous influence » à celui d’homme déterminé sur sa vocation, de jeune homme toujours à cours d’argent à un homme libéré de ces préoccupations, d’un catholique pratiquant à une personnalité plus libre. Ces années sont évidemment déterminantes.
Après le bac, Victor Segalen s’était inscrit à la Faculté des sciences de Rennes en 1895, puis l’année suivante à l’Ecole préparatoire de médecine de Brest. Il commence sa médecine en 1896, il a 18 ans, à l’Ecole navale de Brest où il prépare l’entrée à l’Ecole de santé navale de Bordeaux qu’il intègre en 1898. Il y poursuit son cursus médical jusqu’en 1902. Cette filière existe toujours. Elle permet au jeune homme de ne pas tout à fait renoncer à son rêve de devenir officier de marine – ce qui lui est refusé à cause de sa myopie.
Il va donc passer 4 ans pensionnaire à Bordeaux, dans une ambiance militaire stricte et dans un besoin permanent d’argent. Sa mère ne le lui envoie les sommes qu’il réclame qu’au compte-goûte et sur justificatif. Il a besoin d’argent pour ses livres, ses sorties, son linge et en fin d’étude, pour sa thèse elle-même. Les courriers qu’il échange avec sa famille font état de ces demandes permanentes, assez pathétiques, mais qui correspondent bien à une époque où l’argent est compté.
Ses parents lui envoient 15 f. par quinzaine. Mais cela suffit rarement et Victor doit justifier chaque franc dépensé. Quand les vacances arrivent, si elles tombent vers le 20 du mois, sa mère souhaite ne pas envoyer la deuxième quinzaine.
D’aucuns diront que ces demandes lancinantes et assez humiliantes d’argent contribueront, avec la question religieuse, à l’éloignement de V. S. adulte de ses parents.
Son père est un homme assez effacé, employé aux écritures au commissariat de la marine à Brest. Son grand-oncle, du côté maternel, Pierre-Charles Cras avait été médecin de la marine et chirurgien renommé : son exemple joua certainement dans le choix du jeune homme et l’ambition que sa mère nourrissait pour lui. C’est sa mère qui fait autorité dans la famille et c’est à elle que le jeune homme s’adresse le plus souvent dans ses lettres.
Victor est un étudiant assidu dont les résultats sont brillants.
Il évoque régulièrement dans ses lettres sont apprentissage médical. Ici il parle de « l’ingestion à dose massive d’anatomie ». Ailleurs, il raconte, en mai 1899, être attaché au service Pansements externes : « On en voit de toutes les couleurs ». Il raconte aussi assister aux consultations gratuites dont il dit qu’elles sont « intéressantes comme étude de mœurs… Le type le plus fréquent est celui de la brave femme partagée entre le respect du médecin et la confiance en ses voisins ! »
Après un stage dans un service de chirurgie, il est affecté à celui du docteur Pitre, spécialisé dans les maladies nerveuses - domaine qui l’intéresse tout particulièrement.
Quelque temps après, il écrit : « L’année prochaine, on ne travaille plus que sur des spécialités : maladies des yeux, des oreilles, tandis qu’aujourd’hui, nous accumulons pas mal de véritable médecine. J’aurais tort de ne pas emmagasiner des connaissances de toute nécessité. »
Ici et là on glane ses réflexions sur la médecine. Un jour, sa mère lui demande conseil pour un voisin souffrant de je ne sais quelle affection. Et Victor lui répond : « Tu crois donc que j’ai le don de vue à distance : il y des malades et non des maladies et la première condition est d’examiner l’individu que l’on va droguer… » Notre médecine contemporaine devrait peut-être méditer cette formule au combien vraie, proférée par un jeune étudiant de 21 ans : il y a des malades et non des maladies.
Mais l’étudiant en médecine est également un jeune homme cultivé qui s’intéresse à beaucoup d’autres choses. Il s’inscrit à la faculté des sciences de Bordeaux pour étudier la zoologie.
C’est un passionné de musique. Il va très souvent au concert, chaque fois qu’il le peut. Il joue et compose de la musique, se passionne pour Wagner. Il transpose Lohengrin (1897 p 70). « Pour me reposer, écrit-il ailleurs, je copie le prélude de Salammbô.» (opéra de Ernest Reyer composé en 1890)
Et qu’on ne se trompe pas : si les études de médecine de la fin du siècle étaient moins sélectives par les maths, si elles étaient nettement plus courtes qu’aujourd’hui, elles n’en étaient pas moins intenses et au fil des courriers échangés, V. S. rassure fréquemment ses parents sur le sérieux avec lequel il poursuit ses études. Dans une de ses lettres, il parle de sa capacité à apprendre «…cette pointe finale qui me permet deux ou trois jours avant chaque examen d’absorber des centaines de pages, sans indigestion. »
Et, s’il a obtenu la mention très bien pour l’épreuve de dissection pour le doctorat, il n’en a pas moins, en même temps, travaillé la période thébaine de l’art égyptien…
C’est donc un jeune intellectuel très ouvert qui aborde la dernière ligne droite de ses études et choisit le sujet de thèse qui doit en marquer l’étape ultime.
L’évolution de la médecine fin 19ème
Il n’est pas inutile de brosser à grands traits l’évolution de la médecine et ce qu’elle devient à la fin du 19ème siècle. Car ce n’est pas sans avoir influencé les choix de Segalen.
Beaucoup d’intellectuels, de personnes cultivées ou se piquant de l’être ont été fascinés par l’évolution de la médecine en cette fin de siècle.
Avec des personnalités comme Claude Bernard et la publication en 1865 de son ouvrage « Introduction à l’étude de la médecine expérimentale », celle-ci est définitivement entrée dans l’ère scientifique moderne. Il s’agit d’être rigoureux dans la démarche et de respecter les différentes phases de tout processus de recherche : poser le problème à résoudre, observer, émettre des hypothèses, faire des expériences, recueillir le résultat, interpréter ce résultat et conclure.
Ce livre a fortement influencé des écrivains comme Zola. Ce dernier y fera clairement référence dans son manifeste sur le naturalisme qu’il intitulera « Le Roman expérimental » en 1881.
Le dernier quart du siècle voit de nombreuses innovations techniques dans le domaine médical : appareils de mesure du pouls, de la pression artérielle, de la température, premières endoscopies, premiers électrocardiogrammes, premières radios. Grâce à Pasteur, on identifie les micro-organismes responsables des maladies infectieuses, etc.
C’est en cette deuxième moitié du 19ème siècle que l’examen clinique se fait plus approfondi, et en particulier pour les pathologies du système nerveux. Paul Broca est le pionnier de la neuro-anatomie. Sa découverte du « centre de la parole » dans le cerveau(connue maintenant comme l'aire de Broca) date de 1861 et provoque des débats passionnés.
Charcot, agrégé de médecine, est un immense chercheur dans de nombreux domaines. Il s’intéresse notamment à l’hypnose et à l’hystérie et c’est ce que le grand public a retenu de lui. Médecin chef à l’hôpital de la Salpétrière, (où il supervise 500 lits...) il ouvre au public ses « Leçons » en 1879. Il y expose diverses questions médicales. Les séances d'hypnose deviennent un rendez-vous mondain où se croisent bourgeois et artistes. Freud assistera à plusieurs de ces leçons et sera le premier traducteur de Charcot en allemand.
On verra, dans les sujets auxquels V. S. avait pensé pour sa thèse, que ces questions seront toujours très présentes, 20 ans plus tard.
L’élaboration du sujet et la rédaction de la thèse
Nous avons dans la correspondance, des informations très précieuses sur le cheminement intellectuel de V. S. pour définir son thème de thèse. C’est un choix qui se fait en trois étapes.
Dans les courriers échangés avec ses parents et amis, il n’est question à aucun moment de sujet possible purement médical. La bascule vers la littérature apparaît comme une évidence.
Nous n’avons, pour les années qui précèdent, que peu d’informations sur ses lectures qui pourtant ont dû être abondantes. La correspondance ne nous éclaire donc pas sur ces deux points pourtant importants.
La maturation du choix du sujet est longue et les idées ne manquent pas.
Phase 1 : En juillet 1900, soit un an et demi avant la soutenance, il raconte :
« Ayant réuni un nombre respectable de sujets de thèse, je me suis présenté hier chez Monsieur Morache, professeur de médecine légale, inspecteur général du service de santé de la guerre, et le seul président de thèse pouvant me permettre de donner libre cours à mes tendances personnelles ; je tenais avant tout à ne pas me lancer dans de petites compilations anatomiques ou de vagues données de chirurgie – il m’a d’ailleurs pleinement approuvé. Je lui ai soumis quatre sujets :
Le dédoublement de la personnalité
L’analogisme sensoriel
La médecine dans l’ancienne Egypte
L’Hystérie et l’hypnotisme dans l’œuvre de Wagner.
Nous nous sommes arrêtés au dernier. Il m’a conseillé… d’étudier au point de vue médico-psychique sa vie et son œuvre… »
Dans cette même lettre, il se réjouit de ce choix : « Cela me permet une fois dans ma vie, de faire coïncider mes propres aspirations avec le travail du moment. »
Sur le plan strictement médical, c’est manifestement la psychiatrie qui intéresse l’étudiant. Il s’est beaucoup intéressé aux travaux de Piaget ; il a connu lui-même plusieurs périodes de dépression, en particulier après une histoire amoureuse douloureusement achevée.
Elle lui donne une sensibilité certaine sur le sujet : « Au cours de mes études actuelles sur les maladies mentales, écrira-t-il le 13 octobre 1901, j’ai la joie douce de retrouver, un à un, catalogués et étudiés, la plupart de mes états d’autrefois, de mes deux mois de congé neurasthéniques, comme des moments précédents. C’est la sensation du phtisique guéri qui relit un traité sur la tuberculose. »
Entre-temps, le sujet wagnérien a été abandonné.
Phase 2 : un nouveau thème est choisi et nous avons le plan ambitieux du projet qui avait alors pour titre : « les Névroses dans la littérature contemporaine ». Il devait comporter 9 chapitres étudiant successivement :
- la méthode d’observation et les procédés de documentation des écrivains naturalistes
- les principales formes de névroses
- les « Déjas » (déja vu, déja senti etc)
- lessynesthésies sensorielles
- les hallucinations de la faim
- psychologie morbide des foules
- hérédité et dégénérescence
- les intoxications
- phénomènes psychiques de l’agonie et de la mort.
Chaque chapitre devait être illustré par une œuvre littéraire ou musicale dont Segalen donne la liste dans ce plan détaillé.
Un tel projet correspond plus au format d’une thèse de lettres qu’à celui, traditionnellement plus ramassé, d’une thèse de médecine.
Le 17 juillet, il a passé ses derniers examens et écrit : « Enfin, tout est fini et j’attaque ma thèse. » En fait, il ne s’y met pas tout de suite et profite de sa nouvelle liberté pour flâner dans Bordeaux (« Bordeaux est école de goût »), aller à l’opéra et projette de se rendre à Lourdes, pour faire plaisir à sa mère. Et se rend en Bretagne.
Le travail commence vraiment en octobre, de retour à Bordeaux.
Une lettre du 14 octobre 1901 adressée à Saint-Pol-Roux, poète breton qu’il a rencontré pendant l’été, évoque le nouveau sujet :
« Grâce à vous, Monsieur, ma thèse se précise, s’affirme en son allure de plaidoyer technique en faveur des artistes contemporains…. »[1]
Rémy de Gourmont, poète symboliste, un des fondateurs de la revue Le Mercure de France avec lequel Segalen correspond, marque son intérêt et commente : « Il faut, je crois, tendre à unir de plus en plus la littérature et la science : c’est travailler dans ce sens que de montrer leurs points de contact. »[2]
Ce sujet le satisfait pleinement et il écrit à sa mère le 9 novembre :
« J’ai l’actuelle certitude d’avoir trouvé maintenant une voie intellectuelle concordant parfaitement avec mes tendances et mon état. Un des éminents médecin de Paris, Maurice de Fleury[3], parle, entre autres spécialités, du médecin critique d’art, que réclament les données scientifiques de plus en plus en honneur dans le monde des lettres. C’est une voie intellectuelle toute tracée, puisque la voie pécuniaire m’est indiquée de par ma situation maritime. »
Dès lors, V. S. entretient une correspondance active avec « quantité de publicistes ». « Je compte sur Rémy de Gourmont et Huysmans pour me faire accepter ma thèse par un éditeur quelconque. Ce qui me ferait ou plutôt vous ferait mes chers parents une économie nette de quelque 800f. L’intellectualité et le commerce des hommes célèbres ont parfois des résultats pratiques. »
Il travaille avec énergie, avec l’intention de réaliser un travail plus sérieux que celui de ses camarades :
« Les thèses fumistes, celles abattues en 60 pages commencent… Je ne prévois guère d’avoir terminé avant le 15 décembre [4] ». Dans une lettre du 5 novembre à sa mère, il raconte : « J’ai dans les doigts quelque six heures de rédaction, je termine un des très gros chapitres de mon travail. J’y suis content… Jamais d’ailleurs je n’ai travaillé avec une telle facilité. »
A la mi-novembre, V. S. part à Paris afin de compléter sa documentation.
Il rencontre Gourmont qui lui retient un de ses chapitres comme article pour une revue. Joie de V. S. quand il découvre qu’il ne s’agit pas « d’une revue de famille benoîte et tiède mais du Mercure de France, le Parnasse de mes désirs littéraires » ! [5] (ce sera « Les Synesthésies et l’école symboliste »). Il rencontre également Fleury, le médecin des grands « qui m’engage vivement à continuer d’écrire, après ma thèse, dans le genre médico-littéraire abordé. »
Il rencontre plusieurs autres personnalités : Catulle Mendes, Huysmans.
Segalen est heureux. « Partout, j’ai été admirablement reçu… En tirant d’un air dégagé les cordons des sonnettes illustres je réfléchis combien plus angoissé je serais si de ces démarches dépendaient réellement un présent pécuniaire ou un métier à exploiter. Ayant toute certitude de matériel et pain assurés, je suis dix fois plus libre…» [6]
Phase 3 : Sur les conseils de Gourmont et de Fleury, il décide de ne pas gâcher son sujet et l’organise ainsi : « Je vais réserver pour ma thèse ce qui fût mon deuxième chapitre : « Comment ils observent » et réunir tout le reste en un libre volume Esthétique des Idées-Malades à paraître en juin ou mai. » [7]. (Ce projet ne verra pas le jour).
Et à sa mère, il explique le 25 novembre :
« Je me suis décidé à scinder ainsi mon total ouvrage : « Comment les artistes se documentent dans le Monde médical. Ce sera ma thèse. Tout le reste que j’entrevois de plus en plus fécond pour paraître en un livre… »
Le 8 janvier 1902, la thèse est à l’impression et V. S. demande à ses parents de vérifier les pages initiales « pour ne pas oublier ou gaffer » en évitant ce qu’il appelle la pierre funéraire des remerciements. [8] Plusieurs lettres concernent la question oh combien sensible de ces remerciements.
« Ma thèse est beaucoup plus grosse que je ne l’avais prévu : 86 pages au lieu de 64 et ne me revient pourtant qu’à 420f. Il est probable que mon imprimeur me les réclamera mardi prochain. Je t’adresserai immédiatement, ma bien chère maman, pour tes comptes sa facture acquittée. Le délai pour les avoir est peut-être réduit ?
Ma thèse sera signée dimanche (19 janvier). Après, ce n’est plus pour la passer qu’une question de paperasses sur la longueur desquelles je ne puis rien gagner.
Mes bien chers aimés, je vois la fin du mois vite approcher. Non pour moi, mais pour vous, qui le désirez depuis 24 ans. »
La soutenance a lieu le 29 janvier 1902, devant un jury composé de MM. Morache, Le Dantec, Arnozan et Régis, ce dernier chargé de cours sur les maladies mentales.
Le jour même, V. S. écrit au Directeur du Service de santé :
« Monsieur le Directeur,
Reçu docteur en médecine aujourd’hui 29 janvier 1902 devant la Faculté de Bordeaux, j’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir demander à Monsieur le Ministre de la marine ma nomination à l’emploi de Médecin auxiliaire de 2ème classe.
Conformément à la demande que je vous ai adressée précédemment, je désire entrer dans le corps de santé de la Marine. »
Le 31, il passe l’examen de l’Institut colonial et le 3 février, il est à Toulon (Toulon, ville ignoble, écrira-t-il).
Il commence son service à l’Hôpital Saint Mandrier, de l’autre côté de la rade.
« On m’a donné une salle de fiévreux, grippes, bronchites… »
La vie professionnelle du Docteur Segalen commence.
Le contenu de la thèse
Pour l’édition de sa thèse, V. S. choisit un autre titre, moins scolaire que celui de la soutenance et qui indique bien le sens du propos à la fois littéraire et médical :
Les Cliniciens ès lettres
Rappelons le sens du mot « clinicien » : c’est le médecin qui étudie les malades et établit ses diagnostics par l’examen direct des malades. La clinique, c’est l’observation directe du malade dans son lit d’hôpital.
Le Docteur Cabanes, directeur de la Chronique médicale en revendique la paternité. Augustin Cabanes, qui avait fait ses études de médecine à Bordeaux, était très connu à l’époque pour ses ouvrages sur les maladies de personnalités du passé. Il avait fondé en 1894 une revue bimensuelle La Chronique médicale. La revue paraîtra jusqu’en 1938, avec des périodicités diverses. A l’époque qui nous occupe, on y trouvait des articles inédits sur la santé des personnages de la littérature et de l’histoire, sur les relations de la médecine avec l’histoire, la littérature, l’art, la sociologie, l’économie politique, etc. Cabanes soutenait le jeune Segalen et lui avait proposé de publier sa thèse dans la Chronique, ce qui ne se fera finalement pas. Dans la thèse, de nombreuses informations qui éclairent le propos sont puisées dans la Chronique médicale, ainsi que le prouvent les notes en fin de texte (22 notes sur un total de 106, soit une sur cinq).
La Chronique fera un compte rendu élogieux de la thèse quelques mois après la soutenance. On comprend pourquoi !
Revenons au sujet de la thèse : les méthodes employées par les écrivains naturalistes pour décrire les personnages ou les cas pathologiques de leurs romans.
En 1902, il s’agit donc d’une réflexion sur un mouvement littéraire qui eût un immense succès de 1868/70 à 1895.
Rappelons, pour faire simple, que le 19ème siècle connut deux grandes périodes artistiques et littéraires, après l’abandon du Classicisme et de ses règles : le Romantisme qui s’épanouit dans les années 30 et meurt à la moitié du siècle ; le Réalisme qui occupe la seconde moitié du siècle, remplacé peu à peu par un retour au sensible avec le Symbolisme, notamment.
Le Naturalisme est la suite logique du réalisme ou plutôt une expression particulière du réalisme : ce dernier entendait décrire la réalité de la manière la plus précise possible, y compris dans ses aspects immoraux ou vulgaires. En particulier les gens « ordinaires » peuvent, eux aussi, être des héros de romans. Le Naturalisme poursuit cette idée, mais en ajoutant un contexte physiologique et en montrant que le milieu où vit le protagoniste est l'une des raisons de son comportement. Le naturalisme et le réalisme se veulent le reflet de la réalité.
Les grands romanciers représentatifs de cette école sont nombreux et pour certains appréciés encore aujourd’hui : Flaubert (Madame Bovary 1857), les frères Goncourt (Germinie Lacerteux 1865), Maupassant (Une Vie 1883, Bel ami 1885), Huysmans (Marthe, histoire d’une fille 1876, Les sœurs Vatard 1879), Alphonse Daudet (Tartarin de Tarascon 1872, les Contes du Lundi 1873), Tourgeniev et bien sûr Emile Zola avec Les Rougon Macquart, 20 volumes publiés entre 1868 et 1893.
Huysmans est une grand ami de Zola et fait partie du groupe de Médan : Zola possède une maison où se réunit le petit groupe des écrivains naturalistes.
La définition du naturalisme se trouve dans la préface de Germinie Lacerteux, roman des Frères Goncourt, qui disent s’appuyer sur le document humain. C’est dans la préface de Thérèse Raquin, premier roman à succès d'Emile Zolaet surtout dans le Roman expérimental que l’écrivain formule sa théorie. Prenant comme modèle le célèbre médecin Claude Bernard, auteur de l'ouvrage, la Médecine expérimentale (1869), et suivant sa méthode pas à pas, Zola considère que « le romancier est fait d'un observateur et d'un expérimentateur ». L’observateur choisit son sujet (l’alcoolisme, par exemple) et émet une hypothèse (l’alcoolisme est héréditaire ou est dû à l'influence de l’environnement).
Quand Segalen écrit sa thèse, le mouvement naturaliste a vécu et ces grands écrivains sont presque tous morts : Jules de Goncourt en 1870, Flaubert en 80, Maupassant en 93, Edmond de Goncourt en 96 et Daudet en 97. Zola, quant à lui, écrit « J’accuse » en 98 qui a fait de lui la tête de Turc des anti-dreyfusards et lui a valu l’exil en Angleterre. Il meurt quelques mois après la soutenance de thèse de Segalen.
Examinons maintenant plus en détails le contenu de la thèse.
L’introduction a pour titre « L’école du document humain », allusion directe à la définition de l’approche naturaliste formulée par Edmond de Goncourt.
Segalen commence ainsi :
« Vers le milieu du siècle, il souffla comme un grand désir de vérité, car la science – dont l’objet est le vrai- étant restée jusque-là spéculative, devenait d’utilité palpable, industrielle et efficace. »
Parmi le nombre infini de documents humains, poursuit Segalen, les naturalistes privilégient les documents pathologiques.
L’étude vise à apprécier si les tenants de cette école littéraire ont conduit correctement les investigations cliniques, au travers des différentes méthodes qu’ils ont utilisées.
Elle s’organise en 3 parties.
- La première partie est consacrée aux qualités cliniques nécessaires à l’observateur-écrivain.
- La seconde examine les différentes manières de se documenter.
- La troisième au vocabulaire employé.
La seconde partie est de loin la plus importante, 52 pages versus 18 pour les premières et troisièmes parties.
1. Qualités cliniques nécessaires à l’observateur-écrivain
Dans la première partie, consacrée aux qualités cliniques nécessaires à une bonne observation, le thème est l’impassibilité, affichée par les naturalistes : comme un livre de science, un recueil d’observations.
Et le jeune étudiant fait une analyse intéressante de la soi-disante insensibilité du médecin devant un patient.
« C’est plutôt un entraînement spécial à transformer le retentissement émotif en notions intellectuelles. Ce qu’il appelle « une véritable transmutation des valeurs ». L’insensibilité est ce qu’il appelle une métasensibilité. « Elle s’acquiert au moment même où l’étudiant en médecine peut substituer automatiquement, à l’image quelconque, le terme technique qui la désigne, remplacer « ventre ouvert » par « laparotomie », « membre carbonisé » par « brûlure du sixième degré »… Elle se complète au moment où la notion du traitement à tenter vient s’y juxtaposer. Il y a là succession d’idées de plus en plus abstraites, les dernières même souvent consolantes. »
Les séances de dissection et les stages en hôpital ont laissé des traces !
L’observation est une nécessité et une constance pour tous les artistes. L’art est avant tout sélection et élaboration. L’école naturaliste sélectionne peu. C’est sa caractéristique.
L’art enfin est élaboration et l’observation artistique s’écarte alors délibérément de l’observation clinique.
Après ce chapitre de réflexion générale sur l’observation clinique et artistique, s’ouvre le cœur de la thèse : les modes d’investigation employées par différents écrivains.
2. Des différentes manières de se documenter
Les modes d’investigation sont de trois sortes : la clinique objective, la clinique subjective, la documentation indirecte. Pour chacune d’elles, Segalen donne de nombreux exemples et fait la part belle à de longues citations. Ce sont les trois « Observations », ainsi qu’il les nomme lui-même. Il porte un jugement critique sur les auteurs qu’il cite. Certains écrivains ont sa faveur, d’autres moins. Il adore ou déteste. Au fil des pages, on devine les goûts littéraires du jeune homme et l’on reconnaît au passage l’influence des rencontres qu’il a pu faire et celles qui l’ont marqué. Nous y reviendrons en commentant ce qu’il écrit sur Huysmans.
a. La clinique objective
C’est celle qui consiste pour l’écrivain à avoir vu lui-même en direct le phénomène qu’il décrit objectivement. C’est une méthode efficace, mais aussi cruelle.
« En toute conscience, les naturalistes devaient donc s’abstraire de leurs œuvres, réduire leur vision des choses à la constatation strictement objective. Etouffant toute personnelle sympathie, ils atteignent d’emblée une quasi-férocité. »
L’exemple le plus frappant de cette méthode est celle d'Edmond de Goncourt décrivant dans le détail, jour après jour, l’agonie et la mort de son frère Jules, 40 ans, emporté par une paralysie générale progressive.
Segalen cite ce texte sur 7 pages. C’est la première des trois « observations ».
Ce texte, d’une rare violence par la lucidité dans l’observation par le menu du déclin d’un homme, sera reproché à Edmond de Goncourt comme un manque d’amour mais il s’en justifiera ainsi : « J’ai pensé qu’il était utile pour l’histoire des lettres, de donner l’étude féroce de l’agonie et de la mort d’un mourant de la littérature ».
D’autres exemples d’observateurs suivent : Flaubert, Hector Malot, qui montrent combien ces écrivains souffrent en voyant de trop près les fous dans les asiles, les malades sur leur lit d’hôpital. A la différence du médecin qui lui, « les regarde mais ne les voit pas ».
b. La clinique subjective
Elle consiste, celle-là, à s’observer soi-même.
« Passer de l’examen des autres au retour sur soi-même, c’est évidemment restreindre son champ d’enquête, mais, en revanche, c’est incomparablement gagner en pénétration d’analyse, et puissance d’expression. » Et ce d’autant plus qu’il s’agit d’une introspection douloureuse « car la douleur – surtout mentale - est aiguisante et féconde, elle affine le cerveau qu’elle étreint, l’évade pour un instant de sa médiocrité. »
La seconde qualité de l’introspection douloureuse, est l’intensité de vie des images qu’elle fournit. La douleur apaise l’artiste quand il la transforme en œuvre d’art :
« Oh, l’apaisement lumineux qui surgit quand, l’esprit en détresse, on entrevoit cette possible genèse d’une œuvre d’art, fille de la détresse ainsi fécondée » s’écrit Segalen. Est-ce un aveu personnel ? D’autant que la douleur subsiste à l’état d’idée force. Si on écrit plus tard, la douleur se ranime, revient avec la même intensité . Et avec humour, il suggère de conseiller à l’artiste en peine : « Vous souffrez, notez le ! »
L’auto-observation est souvent le point de départ d’un étude enrichie de matériaux techniques et dans ce cas, il est « déplacé, inexact et injuste de s’obstiner à retrouver l’auteur derrière le moindre geste de son protagoniste littéraire : un cas de neurasthénie évoluant dans une mentalité d’artiste et d’érudit peut être initiateur d’un tableau plus complet. C’est à ce titre que nous nous permettons de donner, en ce chapitre, le schéma clinique du prodigieux et complexe A Rebours ».
Suivent alors sur 5 pages le texte de Huysmans, deuxième Observation de la thèse.
On remarque les précautions prises par Segalen avant de citer le texte de Huysmans et on devine son embarras : il veut absolument rendre hommage à cet homme qu’il a rencontré et qui lui a fait une impression profonde mais il ne veut surtout pas réduire le travail de Huysmans à une banale introspection.
Huysmans mérite une attention particulière pour plusieurs raisons. Littéraire d’abord puisqu’il fût un ardent défenseur du naturalisme, un grand ami de Zola avant de traverser une crise mystique et de se retirer en juin 1899, dans une petite maison situé non loin de l’abbaye de Solesmes.
Après avoir publié des romans naturalistes – En Rade, Marthe, Les Sœurs Vatard (dédiées à Zola en 1879) –, Huysmans s’éloigne du groupe des écrivains naturalistes, publie A Rebours en 1884, En Route (1895), La Cathédrale (1898).
En juillet 1898, il se convertit, sans pouvoir expliquer pourquoi. Au plan littéraire, il s’intéresse à l’art médiéval, au plain-chant, au symbolisme esthétique, comme plus capables d’exprimer un idéal bien loin des souillures du siècle.
Segalen a lu vraisemblablement les trois romans post-naturalistes de Huysmans et il écrit à son père, en mai 99 :
« J’en profite pour – à mes heures de liberté intellectuelle – travailler un peu ce courant nouveau, fort et original de notre littérature, le Mysticisme. Il y a là une série touffue de talents puissants et vivants, vivants de notre vie et de nos sentiments, tout près de nous : des poètes comme Verlaine, Baudelaire, des romanciers comme Tolstoï. »
Le 24 juillet 1899, il rencontre Huysmans et en fait le récit dans une lettre à sa mère :
« Je trouve un homme de taille moyenne, très simple, un peu voûté, qui m’emmène chez lui, dans une petite villa en pierre blanche, à demi-finie, me garde deux heures et vient me reconduire au monastère, après, naturellement, un entretien comme on peut en attendre de l’auteur de la Cathédrale.
Et ce matin, après la grand’messe… Huysmans m’a repris, emmené à la campagne par les bois. C’était exquis… »
La deuxième Observation est donc le schéma clinique « du prodigieux et complexe A Rebours ». Huysmans a fait l’analyse du héros de son roman, des Esseintes, produit de deux siècles d’unions consanguines, un garçon de 30 ans « hystéro-neurasténique », sa déchéance physique puis, avec un traitement approprié, son rétablissement.
La clinique subjective a aussi ses excès et l’usage de l’opium, du haschisch apparaît comme une expérimentation consciente : Baudelaire, Théophile Gautier, Thomas de Quincey s’y sont abîmés, tandis qu’une autre intoxication, la passion amoureuse nourrit toutes les écoles et les genres. Et Segalen de s’inquiéter du roman type qui pourrait naître d’une analyse physiologique- exacte et glaciale.
c. La documentation indirecte
La documentation indirecte est obtenue de seconde main par les fréquentations médicales, le commerce assidu, parfois, des traités techniques, mais aussi souvent par le feuilletage distrait de ces mêmes traités.
Segalen critique cette méthode qui fait des écrivains des érudits qui travaillent sur fiches et produisent trop !
Zola est placé dans cette catégorie.
« Sans donner aucune importance à cette statistique d’éditeur, rapprochons les quarante volumes qui enferment l’incessante et maintenant annuelle production de M. Zola des huit volumes tassés et brefs auxquels se réduit l’œuvre totale de Flaubert et nous aurons cette première indication que l’observation directe, capitale pour Flaubert, n’eut qu’une part restreinte dans les incursions scientifiques de M. Zola. »
La critique de Segalen est quantitative et la méthode contestée pour son abus.
Pourtant, Zola lui-même s’est plusieurs fois expliqué sur sa manière de travailler qui n’est pas seulement livresque :
« Ma façon de procéder est toujours celle-ci : d'abord je me renseigne par moi-même, par ce que j'ai vu et entendu ; ensuite, je me renseigne par les documents écrits, les livres sur la matière, les notes que me donnent mes amis ; et enfin l'imagination, l'intuition plutôt, fait le reste. »
Quoi qu’il en soit, Zola est pour Segalen l’exemple type de l’érudition médico-littéraire dans ce qu’elle a de plus critiquable.
Huysmans, lui, dit Segalen, n’emploie cette méthode documentaire qu’avec restriction et il en est pardonné : « Huysmans, observateur merveilleux et analyste étonnant ».
Latroisième Observation est consacrée à l’alcoolisme chronique, celui de Coupeau, figure centrale de l’Assommoir, tiré du dossier préparatoire du roman, qui décrit par le menu la déchéance provoquée par l’alcool.
Segalen critique également sans grande justification l’appellation voulue par Zola de Roman expérimental.
« Les frères Goncourt avaient à leur actif un mot superbe et total : le Document humain. M. Zola voulut être père d’une autre expression typique, et il lança le mot de Roman expérimental. Ce fût un mot malheureux. »
Et la critique de Zola se termine ainsi :
« … il serait ingénieux de considérer l’intrusion de la science, en son œuvre, comme un merveilleux d’un nouveau genre, le merveilleux scientifique et de ne pas tenir autre compte de ses velléités d’expérimentateur ». Non sans justesse, Segalen qualifie Emile Zola de poète épique.
Puisque Segalen s’appuie sur le nombre de livres publiés par Zola pour critiquer son mode opératoire, citons quelques chiffres : en 1902, L’Assommoir avait été tiré à 145 000 exemplaires, Nana à 193 000 et La Débâcle, avant dernier ouvrage des Rougon Maquart, 207 000 ! Et dans les années 1970, Germinal atteignait 1 180 000 exemplaires !
Je ne peux m’empêcher de penser que cette critique somme toute assez pauvrement argumentée n’est pas sans lien avec l’affaire Dreyfus et que le jeune homme, catholique pratiquant, futur médecin de la marine, devait ressentir pas mal d’aversion pour l’auteur de J’accuse. [9]
3. Vocabulaire médico-esthétique
Dans le dernier chapitre, Ségalen développe une critique des termes médicaux qui sont un jargon, des déformations de mots latins ou grecs. Il rapporte l’exemple de la cailloute, nom d’une phtisie particulière aux casseurs de cailloux ou provoquée par des poussières minérales et que les nosographes trouvant le mot trop clair et trop français ont remplacé par pneumochalicose.
Ensuite, il analyse le vocabulaire médical des romanciers naturalistes : Flaubert qui sait éviter les mots pédants sauf quand il s’agit de ridiculiser un personnage ; Huysmans est à nouveau objet de son admiration car il « perfectionne la langue médico-littéraire. Les termes spéciaux – parfois très finement spéciaux – abondent dans son œuvre totale et donnent à son verbe une truculence et une saveur sans pareil. »
Une courte conclusion synthétise en quelques lignes le propos des trois parties de la thèse et attribue aux romanciers naturalistes trois qualités : impartialité, véracité, précision. « Nous pouvons dénommer les naturalistes d’authentiques cliniciens ès lettres. »
Après avoir beaucoup critiqué les naturalistes, cette conclusion positive ne laisse pas d’étonner !
Que conclure sur cette thèse ?
La thèse a ceci de remarquable qu’elle prouve l’intérêt et les connaissances de Segalen dans le domaine littéraire. Elles sont importantes et impressionnantes quand on les remet dans le contexte d’études, d’examens, de concours très prenants par ailleurs. On a vu le plaisir qu’il a eu à faire ce travail.
Il est remarquable qu’il ait si bien réussi à choisir un sujet de thèse qui lui permette de « causer » médecine tout en analysant un des mouvements littéraires les plus forts du siècle. On ne peut qu’admirer, de la part d’un jeune homme de 24 ans, l’habileté à valoriser dans son texte les écrivains qui l’ont aidé et avec lesquels il souhaite garder contact pour ses futures activités d’écrivain : Huysmans, Cabanes, Fleury, Gourmont.
Au-delà de son propos, la thèse de Segalen nous permet-elle d’entrevoir l’écrivain qu’il va devenir ? On dira qu’on l’entrevoit en creux.
De longs passages, très passionnés et un peu excessifs, montrent les préférences litéraires de Segalen. La fascination que lui inspire l’œuvre du Huysmans post-naturaliste et la charge excessive contre Zola montrent, sans le dire ouvertement, son désintérêt pour le réalisme naturaliste.
On entrevoit ici et là ses idées personnelles dans sa correspondance de jeunesse. Cette déclaration, par exemple, une lettre adressée en mars 1901 à Charles Guibier nous éclaire davantage sur son approche personnelle de l’art :
« De plus en plus, mon criterium en art se spécialise, se cristallise autour de ce pivot : la sensation. Pas d’école, pas de principes, pas de normes, mais l’éveil par tous les moyens possibles de l’âme de l’auditeur, de la sensation-idée conçue par le créateur ». Segelen parle là de musique, mais c’est bien, comme le fait remarquer Bouillier, la doctrine d’un amateur d’art.
Mais avant d’écrire Les Immémoriaux, Segalen notera jour après jour ses observations sur les populations maories, véritable recueil de clinique objective. Mais l’observation non transformée ne l’intéresse pas et Les Immémoriaux transcendent ces données.
Mais ceci est une autre histoire – celle de l’écrivain Segalen.
Sources
Victor SegalenLes cliniciens ès lettres Fata Morgana 1980
Victor Segalen Correspondance Fayard 2004
Henry Bouillier Victor Segalen Mercure de France 1961
Robert Laliberté L’imaginaire politique de Victor Segalen Institut québecois de recherche sur la culture 1989
[1] 14 oct 1901 Correspondance p. 341 op. cit.
[2] 4 sept 1901. Correspondance . p. 342 op. cit.
[3] Neurologue, 1860-1931, auteur de Introduction à la médecine de l’esprit.
[4] Lettre du 17 novembre 1901
[5] Lettre du 22 novembre 1901 à Emile Mignard
[6] Lettre du 21 novembre 1901 à ses parents
[7] Lettre du 24 novembre 1901 à Emile Mignard
[8] Lettre du 8 janvier 1902
[9] Aucun document ne permet de connaître l’opinion de V. S. (s’il en avait une) sur L’Affaire. Mon propos n’est qu’une intuition.