Ce texte est un discours prononcé par le Dr Roland Broca, au département de philosophie de l'université Aristote de Tessalonique (Grèce), le 23 septembre 2011.
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Pour jouir, il faut un corps, dit Lacan, mais de quel corps s’agit-il ?
Le corps sans le langage qui l’habite, c’est le « corps » au sens anglo-saxon qui désigne le cadavre, corps corruptible. C’est le langage qui en fait un corps, qui l’anime, c’est-à-dire qui lui donne une âme, anima. C’est un corps qui pense, un corps qui parle, mais aussi un corps qui jouit.
Lacan, dans un premier temps de son enseignement, appréhende le corps à partir de la phénoménologie, de l’assomption jubilatoire d’une Gestalt, soit l’unification imaginaire du corps. C’est ce qu’il appellera le stade du miroir. La distinction du registre symbolique le conduit ensuite à la notion d’un quadrillage du corps par la symbolique du langage, par le signifiant. Dans son écrit intitulé Radiophonie, qui résulte comme son nom l’indique d’une interview radiophonique, Lacan dit que l’Autre, soit le corps du symbolique, autrement dit le corpus symbolique, fait le corps de s’y incorporer.
En effet, le corps vivant, l’organisme, ne suffit pas à faire un corps. Il faut que le signifiant s’y introduise. Mon corps, en tant qu’organisme, c’est l’hérédité qui me le donne dans ses particularités anatomiques, biologiques et même comportementales ; mais mon corps, tel que je le subjective, c’est le langage qui me le décerne. Si l’animal est un corps, l’homme, quant à lui a un corps. Le corps, ainsi décerné fait « le lit de l’Autre », c’est-à-dire que l’on ne peut soustraire son corps à l’Autre du langage. Le morcellement qui s’en produit est corrélatif de l’agencement fonctionnel du corps. « C’est d’être incorporée, que la structure fait l’affect ».
Cela veut dire que le signifiant, sous les espèces de l’inconscient, affecte le corps et sa jouissance. Dans le séminaire Encore, Lacan situe le signifiant au niveau de la substance jouissante. L’affect est ainsi l’effet corporel du signifiant. Non pas effet de sens mais effet de jouissance.
Dans ce sens, la conversion hystérique par exemple, est effet du symbolique ; l’hypocondrie, elle, qui peut aller jusqu’au syndrome de Cottard où le sujet s’imagine privé de ses organes, est une lésion imaginaire du corps. Par ailleurs, le stigmate psychosomatique est, lui, écriture dans le réel du corps, en tant qu’organisme vivant.
Sous l’effet de la symbolisation, le corps se vide de sa jouissance, mais il reste la pulsion sexuelle dont il convient de formaliser les circuits. Toute la jouissance du corps vivant ne se trouve pas mortifiée. Il existe un reste hors signifiant dont l’angoisse indexe la présence de cet objet que Lacan nomme a, dont la pulsion fait le tour. Ainsi l’image du corps est supportée, ce qui rend l’Autre inconsistant. Cet objet a, véritable prélèvement corporel, produit une coupure, objet hors corps, qui devient l’étoffe du sujet. « Ce qu’il y a sous l’habit, et que nous appelons le corps, ce n’est peut-être que ce reste que j’appelle l’objet a ». ( Lacan )
Maintenant, il convient de nous demander ce qu’est la jouissance. La définition première de la jouissance est la satisfaction de la pulsion. Freud définit la pulsion très tôt dans son enseignement comme ce qui exige du sujet une satisfaction immédiate, sans délai, insatiable, et ceci par tous les moyens, mais le plus souvent d’une façon tout à fait indépendante de l’objet. Elle n’aurait pas d’objet prédéterminé. Ce qui veut dire que la pulsion n’a pas a priori de préférence particulière quant à l’objet. Lacan emploie l’expression « ça jouit ». ça jouit, mais ça ne sait pas de quoi. C’est ce qu’on retrouve dans toutes sortes de phénomènes symptomatiques dits, addictifs. Ces phénomènes, qui vont au-delà du principe de plaisir ou le sujet en vient, à un moment donné, à ne plus savoir vraiment de quoi il pourrait jouir, de quel produit plutôt que tel autre. Il y a quelque chose qui exige une jouissance immédiate, sans qu’il soit possible de dire quoi. Cette exigence, comme on le sait notamment pour ce qui concerne les toxicomanies, peut avoir pour le sujet des conséquences ravageantes.
La deuxième définition de la jouissance, c’est le concept freudien de libido. La libido, c’est l’énergie du désir plus la pulsion de mort. Ce qui montre que la jouissance va toujours au-delà du principe de plaisir, parfois même jusqu’à la mort. On en a une démonstration particulièrement éclairante dans le film La Grande bouffe de Marco Ferreri, (1973), où l’on voit les excès de la pulsion orale mener à la mort chaque personnage dans sa particularité.
Si nous revenons à la clinique freudienne des Cinq Psychanalyses, nous avons le cas canonique de « l’homme aux rats ». Quand le sujet s’adresse à Freud, il évoque une expérience de torture, celle du supplice de l’introduction d’un rat dans l’anus de la victime.
Mais dans le même temps où le sujet fait le récit à Freud de cette scène de torture, on ne peut qu’observer, dit-il, sur son visage un plaisir à lui-même ignoré.
Autre référence de Lacan dans le séminaire Encore (1973) : il s’agit de la sculpture du Bernin intitulée « L’Ecstase de Sainte Thérèse ». On peut l’admirer dans la chapelle Cornaro de l’Eglise Santa Maria della Vittoria à Rome. On découvre sur le visage de la Sainte, l’expression d’une jouissance éprouvée dans le corps, traduction d’une expérience extatique, quasi orgasmique de l’amour divin.
Pour comprendre ce qu’est la jouissance pour le sujet, en tant qu’elle est au centre de son expérience, de son symptôme, il est nécessaire de se situer dans un nouveau principe éthique. Celui auquel nous introduit cet au-delà du principe de plaisir, un principe qui ne suppose pas que le sujet veuille nécessairement son propre bien. Le sujet de la psychanalyse apprend que le bien et le bien-être ne sont pas nécessairement congruents. Le sujet peut se sentir bien dans son propre malaise. La jouissance comme satisfaction de la pulsion ne coïncide pas avec le bien-être du sujet. Quand Lacan parle de l’objet du bien, il s’agit d’un objet irrémédiablement perdu.
Par conséquent, le champ de la jouissance est toujours ordonné autour de ce manque fondamental, le manque de l’objet du bien. C’est cet objet que Freud avait élaboré sous le vocable de Das Ding, traduit par « la Chose ». Cette chose qui serait au centre de l’économie libidinale du sujet est un objet foncièrement perdu. Par conséquent, au centre de la construction du corps de jouissance, nous avons un vide nécessaire pour construire un corps comme corps de jouissance.
C’est autour de ce vide que le Sujet fera l’expérience de son plaisir. Au lieu de Das Ding, au lieu de cet objet de satisfaction primordiale de la jouissance, qu’y a-t-il en fait ? Il y a ce que Freud a appelé l’objet du phantasme, ce que Lacan, lui, appelle le Semblant. Nous n’avons de cet objet supposé à la pulsion que des semblants. La jouissance n’existe que dans le registre du semblant – les positions sexuées elles-mêmes se soutiennent dans le semblant. Cela veut dire qu’il n’y a pas d’objet prédéterminé à la pulsion, pas d’objet « naturel ». Il n’y a que des semblants.
Existe-t-il alors une façon de se situer par rapport à une jouissance qui ne soit pas du semblant. Lacan s’est posé la question lors de son séminaire intitulé : « D’un discours qui ne serait pas du semblant ». La réponse à cette question est non.
La psychanalyse est une expérience qui se constitue autour de semblants de jouissance. C’est l’expérience qui va montrer au sujet quels sont les semblants qui sont pour lui les plus importants pour sa jouissance.
Demandons-nous maintenant si la sexualité masculine et féminine impliquent des formes particulières de jouissance. Tout d’abord, dans l’inconscient freudien, il n’y a aucune inscription de la différence des sexes. C’est-à-dire que pour l’inconscient, il n’y a pas des hommes et des femmes quant à la jouissance et à la pulsion. Il n’y a pas une pulsion masculine et une pulsion féminine. La différence au niveau de l’inconscient se situe entre phallique ou non-phallique. Le seul symbole inscrit dans l’inconscient comme symbole de la jouissance, c’est le symbole phallique. La position sexuée du sujet de l’inconscient est fondée sur une différence qui ne se situe pas entre homme et femme mais comme le dira Lacan entre une position phallique et une position, non phallique du sujet. Quand il s’agit de l’inconscient et de la jouissance, il n’y a pas les hommes et les femmes dans leur définition anatomique.
Les hommes et les femmes ne sont que des signifiants donc des semblants, ils ne désignent pas des êtres de jouissance. Quand il s’agit de l’inconscient, la pluralité de jouissance s’origine de la différence entre une jouissance autour du signifiant phallique pour l’homme et pour la femme une jouissance non phallique, au-delà du phallus, la jouissance de l’Autre. Ce que Freud appelle le complexe d’Œdipe doit être compris comme un essai de repérer l’incidence du signifiant phallique en tant que signifiant de la jouissance sexuelle ; le seul signifiant censé fonder un rapport entre les deux sexes.
On trouve dans l’enseignement de Lacan l’idée du signifiant phallique comme le signifiant du désir de l’Autre, c’est-à-dire ce qui, pour chaque sujet, fait semblant du désir de l’Autre. Cette fonction est ainsi remplie, dévolue à un symbole qui est vide. Ce n’est pas le penis, c’est un semblant, le semblant phallique.
Lacan découvre la logique du phallus comme la seule façon de symboliser la jouissance, alors que Freud avait tenté de localiser la jouissance féminine dans le corps, sous trois modalités.
- Premièrement l’abandon de tout rapport à la jouissance sexuelle par la frigidité.
- Deuxièmement, l’identification masculine phallique dans le lesbianisme ou l’homosexualité féminine.
- Troisièmement, la sortie qualifiée de normale qui implique, à partir du père pris comme objet d’amour et allant vers la maternité dans laquelle l’enfant va venir combler le vide créé par la castration. La femme symbolise dans l’enfant, ce phallus, symbole de la jouissance perdue. La normale, c’est la norme-mâle, pour Lacan. Ce qui sera mis en question de façon radicale par Lacan dans son enseignement, c’est l’idée d’une possible complémentarité entre les sexes. C’est-à-dire que l’Eros tendrait vers le Un de la jouissance.
En fait, il n’y a pas de complémentarité possible dans le champ de la pluralité des jouissances. Il n’y a pas de complémentarité entre les sexes. Il s’agit d’une pluralité qui implique la jouissance comme altérité et non pas comme complémentarité. En termes freudiens, la jouissance est ce qui rend impossible la fermeture du corps comme unité narcissique. Le corps sera toujours un corps troué qui inscrit dans sa structure le manque d’objet. L’être humain n’arrivera jamais, par conséquent, à trouver son complément comme le rêvait le mythe d’Aristophane dans l’amour comme réunion des complémentaires.
Au contraire, ce que Lacan conclut de son étude sur la jouissance comme altérité par excellence pour le sujet, c’est que la jouissance n’est pas complémentaire mais supplémentaire. Jouissance supplémentaire signifie qu’elle ne peut jamais être incluse dans l’ensemble, dans l’unité phallique du sujet ; qu’elle est toujours en avant ou en arrière de cette limite de clôture.
C’est ce genre de jouissance que nous trouvons du côté de la jouissance féminine, que Lacan dans le séminaire « Encore » désigne comme la jouissance du « pas tout », pour l’opposer de la jouissance du tout de la globalisation. Ainsi cette jouissance féminine, au-delà du phallus est cette jouissance qui objecte à la globalisation de la jouissance. C’est cette jouissance que Lacan mettra du côté du particulier par opposition à la jouissance de l’Universel.