Ce texte est la transcription d'une intervention du Dr Roland Broca au congrès national de l'Association nationale des assistants de service social, à Aubrac.
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Je suis le Docteur Roland Broca. J’ai d’abord été psychiatre hospitalier généraliste avant de me spécialiser en pédopsychiatrie. J’ai dirigé pendant vingt ans un département de psychiatrie infanto-juvénile. Bien qu’étant aujourd'hui à la retraite, je poursuis une carrière de psychanalyste, que j’ai toujours menée parallèlement à mon activité professionnelle à l’hôpital.
Lorsque j’ai commencé à travailler dans les années 60, j’ai débuté par la pédiatrie, à l’Hôpital des Enfants Malades à Paris, dans le service du Professeur Jenny Aubry, laquelle fut pionnière dans l’attention portée aux troubles de la relation mère-enfant.
Toute ma carrière psychiatrique généraliste ultérieure a été éclairée par une formation psychanalytique, que j’ai menée parallèlement à mes études médicales. Paradoxalement, en effet, les psychiatres ne reçoivent de formation en psychologie. L’université leur apprend à établir des diagnostics et à prescrire des médicaments, mais, pour ce qui relève de leurs connaissances en psychologie, ils sont obligés de suivre une formation personnelle. S’ils ne le font pas, ils deviennent des « médichiatres », et non des psychologues. Nous verrons ultérieurement en quoi il est important d’être également psychologue, d’avoir suivi une formation psycho-dynamique pour comprendre les phénomènes que nous constatons en tant que psychiatre ou pédopsychiatre.
J’ai ainsi eu la chance de suivre une formation psychanalytique et de devenir didacticien formateur dans le domaine de la psychanalyse, après une formation auprès de Jacques Lacan dans les années 60.
Pour éclairer le sujet qui nous occupe aujourd'hui – « trouble dans la fonction alimentaire » –, il convient tout d’abord de comprendre ce qu’est la fonction alimentaire, pourquoi un trouble est susceptible de perturber la fonction alimentaire et à partir de quand le trouble devient une pathologie – laquelle peut être grave, dans certains cas.
Pourquoi la fonction alimentaire peut-elle être troublée ?
La fonction alimentaire est une fonction vitale ; on ne peut vivre sans elle. Pourtant, certains êtres, à un moment donné de leur vie, se mettent dans une situation subjective de vouloir s’en passer. Ce faisant, ils s’inscrivent dans un processus d’autodestruction, en contrecarrant une fonction vitale.
Le trouble qui illustre le mieux le paradoxe que représente le trouble de la fonction alimentaire est l’anorexie-boulimie. Il convient tout de suite de remarquer – nous y reviendrons – que cette pathologie touche essentiellement des femmes – enfants, adolescentes et adultes. Cette prévalence absolue impose de s’interroger sur le rapport qu’entretient ce trouble avec la féminité.
Il existe d’autres troubles importants de la fonction alimentaire qui expliquent que l’anorexie boulimie soit classée parmi les addictions. L’un de ses troubles affecte plus particulièrement les hommes : l’alcoolisme.
Pour comprendre les phénomènes cliniques qui caractérisent l’anorexie-boulimie du côté féminin et l’alcoolisme du côté masculin, il convient de s’interroger sur ce que signifient ces phénomènes, sur les raisons de leur apparition.
Répondre à cette question suppose, en premier lieu, de comprendre ce qu’est un corps. Un corps n’est pas seulement un organisme. Mon professeur d’anatomie avait l’habitude de définir le corps comme « un sac percé d’un certain nombre de trous ». Telle est la conception anatomique, qui consiste à comprendre le corps à partir de ses différents morceaux. Les trous, c’est-à-dire les organes, remplissent toutefois une fonction essentielle : celle de nous mettre en relation avec le monde extérieur et de faire de nous des êtres de communication.
Si le corps fait de nous une espèce animale comme les autres, la particularité des hommes réside dans le fait d’être des « animaux dénaturés ». En tant qu’êtres humains, nous avons en effet perdu l’essentiel : le rapport « naturel » – si tant est qu’il existe – avec le corps. Par définition, le corps fait l’humain. Nous ne parlons pas de « corps » lorsque nous faisons référence à un animal ; nous parlons d’organisme et de ses fonctions instinctives. La situation de l’être humain est toute autre, dans la mesure où celui-ci est un être de langage. Il ne peut y avoir d’être sans langage.
Cet outil de communication qu’est le langage est cependant amené à jeter le trouble dans l’organisme. Par exemple, un mot d’amour, un simple mot est susceptible de faire battre notre cœur. Les exemples sont nombreux qui montrent que le langage, les mots, sont susceptibles de faire palpiter l’organisme, de le troubler.
Revenons à la fonction alimentaire. Le fait que nous soyons des êtres humains implique que cette fonction puisse être troublée. Elle ne l’est pas systématiquement, mais elle rencontre de nombreuses occasions de l’être dans la mesure où elle fonctionne sur la base des émotions que nous éprouvons. Lorsque nous sommes dans un état de stress ou émotionnel, la fonction alimentaire est troublée. Ces phénomènes – nombreux – sont tout à fait normaux. Si, dans certains cas, ils peuvent prendre des formes pathologiques gênantes, ces phénomènes n’ont cependant rient à voir – et en même temps, tout à voir – avec les formes extrêmes de la pathologie alimentaire, que sont l’anorexie-boulimie ou l’alcoolisme.
Pour éclairer mon propos, je m’appuierai sur un extrait du journal d’André Gide, grande figure intellectuelle du XXème siècle. Cet écrivain avait la particularité, comme certains autres, tels que Montherlant, d’être à la fois homosexuel et pédophile – à une époque où la pédophilie n’avait pas les mêmes conséquences judiciaires qu’elle a depuis quelques années. Gide s’intéressait ainsi particulièrement aux jeunes garçons prépubères. Son cas est spécifique dans la mesure où, alors qu’il s’agit d’un homme, il illustre la pathologie de l’anorexie-boulimie.
Il écrit dans son journal : « J’ai fait la connaissance d’un mot qui désigne un état dont je souffre depuis quelques mois – un très beau mot, le mot « anorexie ». Que je souffre d’anorexie est trop dire. Le pire, c’est que je n’en souffre presque pas, mais il me semble que je n’aurais pour cesser d’être que de m’abandonner ». Il indique ainsi qu’il lui suffirait de se laisser aller pour mourir. « Dans ce que j’écris, que l’on n’aille point voir de désespoir, mais plutôt de la satisfaction. » Quelle est cette « satisfaction » qu’il y aurait à contrecarrer une fonction vitale ?
Revenons d’abord sur le mot même d’anorexie. Comme de nombreux termes médicaux, celui d’anorexie est formé à partir d’un mot grec, orectos, qui signifie « tendu vers, appétit, désir », et du a- privatif. L’ensemble de ces mots ont leur importance : l’absence d’appétit, l’absence de désir, l’absence d’élan vers. Nous avons ainsi affaire à une pathologie du désir.
Il convient donc dans un second temps de s’interroger sur ce qu’est le désir. Pour cela, il faut revenir à la question des orifices du corps, c’est-à-dire à ce qui nous met en relation les uns avec les autres, à ce qui nous confronte au principe de réalité. Les orifices jouent un rôle primordial : non seulement ils répondent à des nécessités vitales, à un fonctionnement organique, mais ils constituent des instruments de mise en relation, ils nous placent dans une relation « désirante » – nous verrons plus loin les difficultés que cette notion peut éventuellement engendrer et les raisons pour lesquelles une pathologie peut naître de cette dimension désirante de l’être humain.
Parmi les trous que le « sac » qu’est notre corps comporte, deux communiquent : la bouche et l’anus. Curieusement, ces deux orifices ne sont pas seulement destinés à manger et à expulser des déchets, mais jouent également un rôle fondamental dans la vie sexuelle. La découverte de Freud, qui avait fait scandale en son temps, résidait précisément dans le fait que ces fonctions et ces troubles de l’organisme interviennent de façon prévalente dans la vie sexuelle.
La vie sexuelle s’appuie sur un instinct – l’instinct sexuel – qui est animal et vise à la reproduction de l’espèce. S’il n’existait pas de nécessité de reproduction de l’espèce, il n’y aurait pas de vie sexuelle, ni de pulsions sexuelles, car nous sommes des animaux dénaturés. A la différence de l’animal qui a des pulsions sexuelles qu’il met naturellement en activité dans un but de reproduction, l’homme, en tant qu’animal dénaturé, tend tous ses efforts vers une dissociation entre la reproduction de l’espèce et la vie sexuelle.
Cette invention est cependant totalement moderne : pendant des millénaires, l’unique fonction de la vie sexuelle des hommes était d’ordre reproductif. Dès lors que reproduction et sexualité sont dissociées – ce qui est le cas des sociétés occidentales actuelles –, le taux de natalité chute à un tel niveau par rapport au taux de mortalité que la reproduction de l’espèce n’est plus assurée. Si certains font remarquer qu’en France, le taux de natalité se maintient à un niveau relativement élevé, il convient de noter que les « mères pondeuses » sont en réalité les femmes maghrébines et africaines…
La fonction alimentaire commence à la naissance, laquelle met en scène une mère et un enfant. La période qui précède la naissance est cependant essentielle, dans la mesure où elle conditionne la manière dont l’enfant va être accueilli par la mère et, plus largement, par la cellule familiale. Ces conditions d’accueil traduisent le désir d’enfant : certains enfants naissent en effet par accident, n’ont pas été désirés ; d’autres sont des filles, or les parents attendaient un garçon (dans certains pays, comme la Chine, ces enfants seront d’ailleurs parfois éliminés, pour des raisons économiques, culturelles, etc.). Comprendre le désir (ou l’absence de désir) d’enfant permet d’expliquer le trouble qui est susceptible d’apparaître au moment de la naissance.
Chez le nourrisson, l’instinct alimentaire, qui se traduit par un réflexe de succion, ne dure que deux à trois semaines. Au-delà, la fonction alimentaire perdure grâce à la relation qui commence à se nouer entre la mère et l’enfant et qui va de l’offre à la demande. Chez l’être humain, pour qu’il y ait demande, il faut en effet qu’il y ait offre préalable ; la demande n’est pas spontanée. Il en résulte qu’en l’absence d’offre, le bébé ne demande pas et peut se laisser mourir. D’une certaine manière, par rapport aux animaux qui sont capables de se nourrir par eux-mêmes au bout de quelques jours, l’être humain né prématuré. Il lui faudra environ deux ans, après sa naissance, pour être viable, c’est-à-dire capable de formuler une demande. Pendant ses deux premières années de vie, il est totalement dépendant, de manière vitale, de cet « autre » maternel. L’« autre » maternel est la personne qui apporte les soins : il peut donc être une femme ou un homme, de même qu’il peut être la mère biologique ou une mère adoptante, une mère d’accueil, une assistante maternelle, etc.
Si la personne qui apporte les soins est essentielle, le fait de remplir cette fonction n’est toutefois pas suffisant. L’enfant ne s’en sortira pas uniquement par des soins. Ce fait est avéré par l’expérience clinique, qui a montré que certains bébés mourraient, sans aucune cause médicale apparente. Le Professeur Jenny Aubry a importé une conception anglaise, mise en évidence à partir de situations d’hospitalisme : les médecins ont en effet constaté que lorsqu’un nourrisson était hospitalisé pour des raisons médicales pendant une relativement longue durée et que les soins n’étaient pas apportés par la mère, mais par une infirmière – c’est-à-dire par une personne « mercenaire » par rapport à celle qui apporte habituellement les soins –, il en résultait une casse très importante, au-delà des problèmes médicaux initiaux. Certains enfants mourraient, d’autres se retrouvaient totalement autistes : une grande partie des nourrissons se retrouvaient ainsi dans des situations dramatiques, désespérées. La raison a finalement été trouvée : ces enfants recevaient bien des soins, mais pas d’amour.
Ces cas extrêmes mettent en évidence le fait que, pour assurer la fonction alimentaire, il faut recevoir des soins, mais aussi de l’amour, c’est-à-dire que le désir d’enfant soit actif : il faut que la personne qui s’occupe de cet enfant ait envie qu’il se développe, qu’elle lui apporte de l’affection, qu’elle lui parle, lui dise des petits mots gentils – ce que ne faisaient pas les infirmières débordées qui travaillaient dans ces hôpitaux, se contentant de placer le biberon dans la bouche du bébé.
Ces phénomènes ne se produisent pas uniquement dans les hôpitaux. Ils surviennent également dans des situations familiales, qui peuvent être parfois difficiles et tendues (abandon, séparation, misère), mais également dans des configurations familiales « normales », et ce, dès lors que la mère subit un trouble qui empêche la fonction d’amour de jouer à l’égard de l’enfant. Il ne s’agit pas d’accuser la mère, mais de constater que celle-ci est susceptible de se trouver dans une difficulté telle qu’elle n’est pas en mesure de faire jouer cette fonction – si elle se trouve, par exemple, dans une période de deuil, de dépression intense, de psychose puerpéral (degré pathologique du baby blues) ou de grande difficulté dans son couple. De fait, le couple joue un rôle important dans la survenue d’éventuels troubles : dès lors, en effet, que l’enfant naît, le couple se transforme en « ménage à trois », lequel peut avoir des conséquences psychologiques sur la vie du couple, selon la position subjective que prend l’enfant pour chacun des deux parents.
La naissance est une séparation. Il ne suffit toutefois pas que la séparation s’effectue sur un plan organique ; elle doit également se faire sur un plan psychique. Or cette séparation psychique est complexe, dans la mesure où l’enfant vient combler un manque. S’il devient ensuite un objet d’échanges pour les deux membres du couple, cela fonctionne bien. En revanche, à partir du moment où la mère n’arrive pas à se séparer de son enfant, elle ne lui donne pas de place ; si celui-ci reste dans une relation symbiotique avec sa mère, il ne peut avoir de place à lui en tant qu’individu. Avoir une place suppose qu’une place vide préexiste, car, alors, les échanges deviennent possibles. Si la relation est vécue comme pleine, si l’enfant n’a pas sa place, la situation peut devenir mortifère, car l’enfant ne peut prendre son autonomie. Celui-ci ne peut la prendre que si la mère lui signifie : « Non, je ne suis pas toi. » Il ne peut advenir à une place de sujet que s’il est clair qu’il est lui et que sa mère est autre. Ce processus est complexe ; il ne va pas de soi et peut se traduire par du trouble.
Les cas de figure peuvent être très variables et expliquer la survenue d’un trouble. La plupart du temps, l’origine du trouble est trans-générationnel : les parents l’ont connu dans leur propre famille et le reproduisent au niveau de leur couple, puis de leur relation avec leur enfant. Certaines situations peuvent interférer avec la fonction vitale de l’enfant, par exemple lorsque la mère a désiré l’enfant, mais de manière égoïste, pour la combler personnellement, en excluant totalement le géniteur ; dans ce cas, le père est, à l’instar de celui du Christ, non pas réellement celui qui a fait l’enfant, mais celui qui met le pain sur la table – on ne lui demande pas davantage – et n’est plus dans un rapport de satisfaction avec la mère, laquelle est exclusivement mère, et non plus épouse. Il existe des dizaines de cas de figure autres que celui-ci qui sont à l’origine du trouble.
Dès sa naissance, le bébé est en effet comme une éponge et absorbe toutes les tensions autour de lui. Il est incapable de les élaborer de manière intellectuelle ou consciente, mais les ressent violemment.
Je mentionnerai maintenant un cas clinique, qui a à voir avec la fonction alimentaire. Il s’agit d’une anecdote rapportée par Françoise Dolto : celle-ci avait reçu une mère qui se plaignait que son bébé souffrait d’un immense érythème sur les fesses qu’aucun traitement ne parvenait à guérir. En s’appuyant sur la théorie psychanalytique, Françoise Dolto a tenté de comprendre le sens de ce symptôme. En demandant à la mère de décrire la manière dont elle assurait la fonction de nourrissage, Françoise Dolto a réalisé qu’au moment de lui changer ses couches, cette femme avait pour habitude de jeter ces dernières dans un poêle situé dans la pièce. Le bébé, voyant que ses excréments – qui sont, pour lui, un don fait à sa mère – étaient brûlés, manifestait son trouble en ayant les fesses « en feu ». Cet exemple illustre la manière dont le corps fonctionne.
La fonction de nourrissage renvoie au besoin, à la faim. Cette fonction vitale peut toutefois être remplie de multiples façons. Alors que, pendant des millénaires, notre civilisation a été confrontée au problème de la faim, que les hommes devaient gérer à tous les stades de leur vie, elle est aujourd'hui confrontée au problème inverse qu’est celui de l’abondance, voire de la surabondance.
La faim n’est cependant pas suffisante en tant que telle. Comme l’anorexie l’illustre parfaitement, il faut aussi qu’il y ait appétit, lequel, contrairement à la première, relève du régime du désir. S’il n’existe pas de relation de désir entre la mère et l’enfant, ce dernier ne pourra pas s’ouvrir à la dimension du désir, et donc à l’appétit. Le désir vient en effet du désir de l’autre, en particulier de la mère ou de la personne qui apporte la nourriture. Or cette dimension peut être profondément troublée ; elle peut l’être jusqu’au point extrême où l’enfant se laissera mourir, en refusant la nourriture. S’il refuse cette nourriture qu’on lui présente, c’est que là ne réside pas sa demande. Chez les êtres humains, toute demande est avant tout une demande d’amour, et non la demande que ses besoins soient comblés. Si l’offre d’amour, qui pourrait susciter la demande, ne se manifeste pas, il ne se passe rien et l’enfant se laisse mourir. Ce trouble se manifeste cependant de manière plus ou moins forte.
Paradoxalement, le nourrisson devient un être humain à partir de la frustration – et non du gavage. Certaines mères, pour des raisons psychologiques variées, ont tendance à gaver leur enfant, en leur mettant le biberon dans la bouche dès qu’ils émettent le moindre cri. Il faut, au contraire, marquer un temps qui permet au nourrisson de se constituer dans son autonomie. L’autonomie passe par le « non », c’est-à-dire, tout d’abord, par un temps d’attente entre le cri et la satisfaction ; à partir d’un certain stade, ce non sera également incarné par le troisième élément du ménage, le père – dès lors qu’il a voix au chapitre. Ce non est alors un oui vital.
L’être humain doit en effet impérativement apprendre à maîtriser la frustration. De fait, il sera toute sa vie confronté à des frustrations : soit il sera capable de les assumer, de les surmonter, d’en faire quelque chose d’utile, soit il s’effondrera face à cet obstacle ou se réfugiera dans une recherche de la satisfaction à tout prix, de la satisfaction exclusive.
Pourquoi l’anorexie boulimie touche-t-elle essentiellement les jeunes femmes ?
Il s’agit maintenant de s’interroger sur les raisons pour lesquelles ces troubles alimentaires de refus de s’alimenter touchent principalement les femmes, au moment de la puberté, c’est-à-dire au moment de la formation de l’identité sexuelle. Cette réflexion impose ainsi de comprendre ce que signifie le fait de devenir une femme, quelle difficulté pose cette identité.
Lorsque Simone de Beauvoir écrit : « On ne naît pas femme, on le devient », elle indique toute la difficulté qu’il y a à être femme. Il est nettement plus simple d’être un homme, dans la mesure où les hommes ont la particularité d’avoir un pénis qui permet de les identifier en tant que tels. Les femmes n’ayant pas de pénis, comment parviennent-elles à s’identifier ?
Elles bénéficient certes de marques sur le corps, que l’on nomme caractères sexuels secondaires, que sont les seins, le sexe, la taille, etc. Ces marques sont cependant avant tout des signes qui renvoient, non pas à la femme, mais à la mère. Si les hommes s’y intéressent tant, c’est d’ailleurs tout simplement qu’ils recherchent leur mère toute leur vie… Ainsi, la difficulté d’être une femme tient à la fois au fait d’être l’objet du désir de l’homme et d’avoir accès à la maternité.
Cette deuxième caractéristique paraît plus simple à gérer car elle renvoie au réel : chacun sait ce qu’est une mère ; avoir un bébé dans le ventre est particulièrement concret. Tout le reste relève, en revanche, du domaine de l’apparence. Etre l’objet du désir de l’autre renvoie à la mascarade ; celle-ci peut être utile, voire agréable, pour les femmes comme pour les hommes, mais elle appartient irrémédiablement au domaine de l’apparence, ce qui peut être difficile à supporter.
De tout temps, pour se civiliser, les êtres humains ont choisi de masquer leur corps – par des vêtements, mais aussi par différents attributs, tels que le voile. Dans certaines sectes juives, il est même interdit aux hommes de regarder les femmes ; ils doivent prétendre qu’ils ne les voient pas, agir comme si elles n’existaient pas.
Pourquoi le fait de devoir, au moment de la puberté, c’est-à-dire de la formation des caractères sexuels secondaires, adopter une identité féminine crée-t-il un trouble ? Ce dernier renvoie au trouble initial du nourrissage, du rapport à la mère et au fait que la femme a fondamentalement affaire au manque. L’anorexique s’identifie au manque en voulant faire disparaître le corps – le corps sexué – par tous les moyens possibles. Le moyen le plus élémentaire est le moyen alimentaire. Ce faisant, elle parvient à rester à l’état androgyne, c’est-à-dire à conserver un corps indifférencié.
Alors que la dimension la plus forte pour l’être humain est de ressentir la palpitation du vivant – ce que l’on appelle la jouissance. La satisfaction corporelle échappe, d’une certaine façon, à la dimension spirituelle, psychique. Il existe un irréductible dans la relation au corps qui ne passe pas par l’esprit. Or par tous les masquages du corps, le sujet peut se trouver dans une situation où il veut se détacher de son corps pour être pur esprit. Là réside la folie de l’anorexique : celle-ci a tendance à devenir hyper intellectuelle, hyper performante au niveau scolaire ou sportif, pour aller au-delà de son corps, en privilégiant uniquement la dimension mentale – c’est pourquoi on parle d’anorexie mentale.
Dès que la puberté survient, le petit garçon devient un homme et la petite fille une femme. La société leur demande cependant d’attendre un certain nombre d’années avant d’exercer ces fonctions, avant d’être en mesure d’en assumer les responsabilités. C’est ce que l’on appelle l’adolescence. Il s’agit d’une invention sociale qui constitue un passage vers l’âge adulte, bien que les fonctions sexuelles soient déjà présentes. Encore faut-il, cependant, que les adolescents et les adolescentes se sentent « en capacité de », même s’ils savent qu’ils devront encore attendre.
Pour devenir « en capacité de », il faut d’abord s’identifier à son propre sexe. Le sexe anatomique et le sexe psychologique sont toutefois deux notions totalement différentes. Certaines jeunes filles refusent leur identité sexuelle féminine par le biais de la nourriture – ce qui renvoie à des étapes archaïques de leur développement, aux premières étapes du nourrissage. Quelque chose était là et revient sur le devant de la scène au moment où se pose la question de l’identité féminine.
A la question : « Ai-je envie de devenir une femme ? », l’anorexique répond par la négative. « Je n’ai pas envie de devenir une femme » signifie en réalité « Je n’ai pas envie de devenir ma mère ». Il est, dès lors, souvent difficile d’amener une jeune fille anorexique à se faire traiter, car le trouble lui-même réside dans un refus d’entrer dans la mécanique du désir : plus les adultes veulent son bien, plus elle aura tendance à se cabrer ; plus ils voudront la guérir, plus elle tombera malade. Il existe des stratégies à mettre en œuvre, mais elles sont très subtiles. La première attitude à adopter est généralement de ne pas la confronter à nos préoccupations.
Le garçon, quant à lui, pour pouvoir exercer sa fonction, doit être adoubé par son père. Comme un chevalier en adouberait un autre en lui posant l’épée sur l’épaule et en disant « Je te fais chevalier », le père dit à son fils « Je te fais homme » (et lui offre une chevalière…). Pour avoir de l’appétit pour la vie (pour l’école, etc.), le petit garçon a besoin de s’identifier à son père, c’est-à-dire de l’admirer, d’être « épaté » (e-pater) par lui et de recevoir son amour – ce qui ne va pas de soi non plus… Alors que la position de la mère va de soi (elle met l’enfant au monde), celle du père est plus complexe : l’homme doit en effet exercer une fonction, tout en sachant qu’il s’agit d’une fonction de semblant. Dans notre système culturel actuel, le père est celui qui incarne le « non » et pousse vers la société. Alors que la mère représente le lien familial, le père représente le lien social.
Quant à la boulimie, elle renvoie au gavage dont l’enfant a pu se sentir l’objet dans les premiers mois de sa vie, c’est-à-dire à une époque de sa vie où il ne maîtrisait pas le langage et a enregistré les émotions qu’il a ressenties pour la vie. La boulimie s’accompagne généralement de vomissements, de recours à des laxatifs, à des régimes amaigrissants, etc. Si tous les individus peuvent vivre de temps en temps des périodes de boulimie, notamment lors d’un stress intense ou tout simplement parce que les occasions de manger en excès sont abondantes, ces troubles n’ont pas nécessairement un caractère pathologique. Le véritable boulimique utilise des stratégies alimentaires qu’il ne maîtrise plus ; il mange « comme un trou », comme l’alcoolique boit « comme un trou ». Rien ne peut apaiser sa faim. Il n’y a plus d’appétit, mais trouble du besoin.
Il existe par ailleurs d’autres troubles de la fonction alimentaire : la constipation (ne pas vouloir rendre ce qu’on nous a donné) ou l’eczéma et le zona. L’alcoolisme, quant à lui, naît généralement par l’identification de la personne, lorsqu’elle était enfant, à un père, une mère ou quelqu'un qui a beaucoup compté pour elle et qui était alcoolique. Ce processus est particulièrement vrai pour les femmes ; il est plus complexe pour les hommes.
Il faut enfin noter que certains troubles alimentaires ont une origine purement médicale : certaines personnes ont, par exemple, peur d’être empoisonnées et refusent de s’alimenter ; leur anorexie n’a rien à voir avec le problème de la jeune fille face à son identité féminine.
Je terminerai mon exposé par un message sur l’éducation. Jacques Lacan avait été interrogé, à l’occasion de l’organisation d’un colloque sur l’éducation, sur ce que signifie l’éducation, sous-entendu sur les principes à appliquer pour bien éduquer ses enfants. Il a répondu : « L’éducation des enfants, ça se passe dans le lit des parents ». Il signifiait ainsi que, lorsque les parents éprouvent de la satisfaction à être l’un avec l’autre, qu’ils éprouvent de l’affection, du respect et de l’estime l’un pour l’autre, les enfants grandissent très bien. Lorsque tel n’est pas le cas, le trouble s’installe.
L’éducation, c’est la frustration, c’est-à-dire la soumission aux exigences de la société. La frustration n’est cependant acceptable que si elle s’accompagne d’amour. Ce message me paraît d’autant plus important à délivrer que j’entends régulièrement, dans les cercles de l’aide sociale à l’enfance, dire aux assistantes maternelles ou aux familles d’accueil : « Surtout, ne vous attachez pas à l’enfant ! » – ce qui est un non-sens total.