Cet article est issu d'un exposé du Dr. Roland Broca à l'occasion du colloque "La protection des enfants au cours des séparations parentales conflictuelles", co-organisé par la Fondation pour l'Enfance et Acalpa (Association contre l'aliénation parentale), les 8 et 9 mars 2007 à Paris.
***
Préalables
Précisons d'emblée le cadre de notre propos qui se bornera à examiner des situations relevant de la famille nucléaire hétérosexuelle traditionnelle – laissant de côté les évolutions engendrées par les remaniements provoqués par la libéralisation récente des moeurs [1].
C'est dans le cadre du couple monogame classique que pour l'instant sont constatés, avec une fréquence croissante et de plus en plus inquiétante, les phénomènes qui occupent nos débats d'aujourd'hui.
Notons que cette situation résulte pour l'essentiel des évolutions des moeurs mais aussi des évolutions récentes de la législation. La libéralisation des modalités du divorce, la multiplication des couples non-mariés accroissent considérablement les facilités et les opportunités de rupture des liens. Depuis les années 70, l'individualisme revendiqué, la culture du narcissisme ont considérablement modifié la nature du lien amoureux pour le réduire parfois à la recherche quasi-exclusive d'un gain de jouissance. Cette posture évacue une dimension de civilisation pourtant essentielle qui pose ce gain de jouissance comme la juste rétribution d'une responsabilité à l'égard de la perpétuation de l'espèce.
Comment le désir d'enfant peut-il venir s'insérer dans cette culture du narcissisme?
Les deux couples
On ne peut raisonner sur le devenir de l'enfant pris dans les ruptures parentales conflictuelles que si on a présent à l'esprit ce qu'il faut entendre par couple conjugal et couple parental.
C'est resté jusqu'à présent une évidence : le couple parental découle nécessairement du couple conjugal. Il en est l'émanation. A partir de là, le bonheur et l'équilibre des enfants, leur développement psycho-affectif et psycho-sexuel se construisent en fonction du degré de satisfaction qu'éprouve le couple conjugal à vivre ensemble. Cela suppose, au-delà des sentiments amoureux qui vont nouer le lien, la persistance d'une bonne entente sexuelle mais aussi le respect mutuel, l'affection, l'estime, la tolérance...En effet la vie des couples passe par des évolutions nécessaires qui provoquent des remaniements psychologiques profonds, nécessitant des adaptations souvent difficiles. Celles-ci ne peuvent se faire qu'en dépassant les satisfactions narcissiques par un sentiment de responsabilité eu égard aux engagements pris.
Quand ces conditions sont réunies – ce qui est loin d'être évident –, on constate généralement que les enfants se développent de manière harmonieuse. C'est l'harmonie du couple qui conditionne l'épanouissement et l'équilibre des enfants. Les professionnels de l'enfance en danger en font le constat quotidien dans leur pratique, que ce soit dans le domaine de l'Aide sociale à l'enfance, dans celui de la Protection judiciaire de la jeunesse, dans les consultations de pédopsychiatrie et dans les associations spécialisées.
Par contre, les choses se compliquent quand il y a dissonnance – et ceci que le couple se sépare ou pas.
Car ce n'est pas la séparation physique qui compte mais le « divorce » de facto , dans le fonctionnement du couple conjugal.
Cela découle d'un fait massif : il n'y a pas d'harmonie pré-établie dans le rapport entre les sexes. Il n'y aurait pas de sexualité et il n'y aurait pas d'enfant, s'il n'y avait pas l'instinct animal de reproduction. Mais à partir de là, l'esprit humain est pris dans la pulsion sexuelle. Le couple lui se fonde sur l'illusion de faire un en conjuguant amour et sexualité. A ceci près que, si pour la femme l'amour lui permet de condescendre à l'acte sexuel, pour l'homme, il est le plus souvent un obstacle. Cependant, l'illusion de l'amour, aussi nécessaire et agréable qu'elle soit, résiste mal aux aléas de la conjugalité, ce qui se vérifie par la proportion de plus en plus grande de ruptures à partir du moment où le divorce est légalisé. On constate dans le même temps une réticence de plus en plus grande des jeunes couples à rentrer dans le conjugo légal.
En quoi consiste le conjugo? L'éthymologie en donne la clé. Con jugo, « avec le joug ». Il s'agit d'aparrier l'homme et la femme comme une paire de boeufs pour accomplir les objectifs fixés par l'utilité sociale. Note : encore actuellement, dans les rituels de mariage de certaines provinces hongroises, on place sur les mariés un joug réel, symbole même de leur enchaînement dans le lien conjugal.
Le mariage civil n'est que la laïcisation du mariage religieux. Il n'est pérenne que par rapport à un système de valeurs de civilisation.
Ce cadre institué résiste de moins en moins à une culture qui met au premier plan la satisfaction immédiate sur le modèle consumériste. Dans cette optique, les partenaires sont échangeables à l'instar de produits de consommation.
C'est sur ce fond de civilisation que se produisent de plus en plus fréquemment des séparations qui prennent souvent une allure conflictuelle dans la mesure où la haine qui en découle est de même intensité que l'amour qui avait créé le lien.
Le devenir des enfants
Le devenir des enfants dans les séparations conjugales conflictuelles n'est qu'un aspect de l'évolution du conflit du couple parental. Il faut d'ailleurs souligner que les conséquences psychologiques pour l'enfant peuvent être aussi graves que le couple se sépare ou pas. Il est des divorces de fait, sans séparation effective. Les enfants ne s'y trompent pas. Ils ressentent et réagissent au malaise qui en découle. Nous avons découvert que la famille, qui devrait être le lieu idéal d'épanouissement et de sécurité pour les enfants, peut devenir le lieu de tous les dangers.
La parentalité est une fonction. On ne naît pas père ou mère. On ne le devient que lorsqu'on est en fonction d'exercer un rôle paternel ou maternel à l'égard de l'enfant. C'est l'enfant qui nous fait père ou mère. Si l'enfant donne à la femme le statut de mère dans le réel de son corps et permet à l'homme de s'incarner dans une fonction symbolique, cela ne va pas, pour chacun d'eux, sans des remaniements psychologiques profonds qui compliquent durablement l'exercice de la conjugalité.
A partir de là, les situations de séparation conflictuelle révèlent que le souci du bien-être des enfants n'est pas au premier plan des préoccupations. On constate au contraire, dans la plupart de ces séparations, que l'homme et la femme en conflit ne considèrent que leurs intérêts égoïstes.
On découvre ainsi l'absence d'un instinct parental qui conduirait à privilégier en priorité l'intérêt de l'enfant... Ce dernier devient au contraire lui-même objet de marchandage, un enjeu polémique : enfant otage, enfant soldat ou enfant médicament.
Pourquoi l'enfant va mal
Et pourquoi, tout d'abord, a-t-on une attention de plus en plus grande au bien-être de l'enfant?
Pendant des siècles, cette préoccupation du bonheur des enfants était absente. Le revirement est notamment dû, depuis JJ Rousseau et plus tard la Déclaration des droits de l'homme, à la montée en puissance des droits fondamentaux, puis plus récemment des droits individuels : droit des femmes, droit des enfants, droit des sans-logis... La difficulté résidant dans le fait que ces droits peuvent s'avérer antagonistes les uns des autres. En outre, on s'inquiète de ce que l'affaiblissement de la cellule familiale et de la fonction paternelle font reposer sur la société toute entière la prise en charge des conséquences (difficultés scolaires, violences chez les adolescents, instabilité, délinquance, pratiques toxicomaniaques, etc.).
Enfin, les situations individuelles - quand l'un des parents souffre d'être mis à l'écart par l'autre- nous interpellent tout particulièrement et attirent notre attention sur la souffrance de l'enfant.
Comment en arrive-t-on là ?
Par un mécanisme de reproduction des schémas familiaux, souvent sur plusieurs générations. Ce qui implique d'aller voir ce qui s'est passé dans la famille du père et de la mère. Ce que l'un et l'autre ont capté de leurs propres parents et qu'ils sont amenés à reproduire mutadis mutandis.
Il faut, par conséquent, raisonner sur au moins 3 générations : les grands parents, les parents et l'enfant – et ce que celui-ci fera, devenu à son tour parent, nous y reviendrons...
Dans les séparations conflictuelles, un des parents se considère lésé par l'autre qu'il ressent comme l'agresseur. Remarquons qu'il y a autant de femmes que d'hommes dans cette situation. Le plus grand risque pour le professionnel qui intervient dans ces situations, à quelque titre que ce soit, est de se laisser prendre dans cette polémique, de perdre son impartialité en prenantparti pour la personne qui s'estime lésée. Est-ce la meilleure façon d'aider à la solution du problème ?
Il faut analyser les points de vue afin d'évaluer par rapport à qui et à quoi les enfants vont se trouver en position d'otage. L'enfant n'en demeure pas moins un sujet à part entière et non pas simplement un objet passif. Il choisit son camp en fonction de ce qu'il croit être de son intérêt au moment où il en est du développement de sa problématique oedipienne. Son choix dépendra bien entendu de son sexe et de son âge ainsi que du parent auquel il lui est demandé de donner sa préférence. Il réagit différemment s'il est bébé, prépubère, pubère ou adolescent. On ne peut avoir qu'un abord casuistique de ces situations. Même s'il existe des traits communs, chaque situation est particulière.
Les conséquences sur l'enfant
La première réaction de l'enfant est de se considérer comme le motif de la mésentente de ses parents car il est pris dans des processus d'identification où moi et l'autre se confondent. L'enfant doit-il être considéré uniquement en tant que victime de la situation? Non, car il reste un acteur à part entière dans la situation, même si c'est en méconnaissance de cause – ce qui n'est pas toujours le cas. L'enfant n'est pas une simple marionette dont le parent captateur tirerait les ficelles. Il joue aussi sa partition, même si son choix s'avère un choix forcé. Il est autant manipulateur que manipulé. Il faut bien sûr mettre à part les situations où le parent captateur présente des troubles graves de la personnalité qui l'amènent à insérer l'enfant dans un système de fonctionnement de type totalitaire.
Quand les enfants se plaignent, ils prennent en général le parti de celui avec lequel ils vivent. Ce n'est pas la parole de l'enfant qui est la vérité de la situation.
Ces situations exacerbent la crise oedipienne de l'enfant, car l'un des parents en rajoute sur un choix forcé que devrait faire l'enfant. Il le prive par la même occasion d'une identification nécessaire à ses deux parents. En effet, le développment harmonieux de l'enfant est tributaire de l'identification à chacun des deux parents. L'obliger à choisir le met dans une position subjective schizophrénique.
Par exemple, une adolescente de 12 ans, en crise pubertaire, captée de son plein gré par le père, perd, privée de la présence de sa mère, l'identification féminine dont elle a besoin pour devenir, à son tour, une femme.
De la même manière, un garçon qui choisit de vivre avec sa mère, se verra amputé de quelque chose de tout à fait essentiel pour se développer en tant qu'homme que seule peut lui apporter une relation positive avec son père.
Les conséquences de ces séparations conflictuelles ne se mesurent vraiment que sur le long terme, quand l'enfant, s'engageant dans l'aventure du couple conjugal, met en jeu le modèle conflictuel qu'il a connu dans son enfance. Les conséquences comportementales et scolaires dépendent elles de l'âge de l'enfant et de sa « plasticité » ; en tout état de cause, il aura besoin d'une écoute impartiale à l'extérieur de sa famile.
L'attitude des professionnels
Comment se situer quand on intervient en tant que magistrat, expert, assistante sociale, éducateur... ?
Malheureusement, il n'y a pas de solution standard, pas de prêt-à-penser...
Il me semble néanmoins que le premier objectif doit être de ne pas jetter d'huile sur le feu. De ne pas prendre immédiatement parti, de ne pas diaboliser l'autre, de ne pas entretenir une guerre perpétuelle. De ne pas projeter notre propre expérience, si nous-même avons souffert de la séparation de nos parents.
Beaucoup d'associations sont de facto a priori partisanes : associations de défense des papas, associations de défense des mamans. L avocat défend un des parents. L'expert est sollicité par une des parties. A eux d'être tout particulièrement vigileants, de garder à l'esprit que leur mission est d'aider l'enfant à tirer son épingle du jeu et pas uniquement de faire gagner son père ou sa mère dans un combat qui n'est pas le sien et dont pourtant il est la victime.
***
[1] Familles monoparentales, couples homosexuels masculins ou féminins revendiquant d'élever des enfants, couples mixtes comportant un transsexuel masculin ou féminin. Toutes modalités qui déclinent des stratégies d'évitement, voire de déni de l'altérité, du rapport problématique à l'Autre sexe. Quoique l'on pense de ces remaniments de la famille traditionnelle, il est trop tôt pour en évaluer les effets sur le ou les enfants pris dans ce type de situation.