Le Professeur Arnold Munnich, célèbre pédiatre-généticien, a collaboré avec le Dr Roland Broca dans le cadre de son projet à l'Institut médico-éducatif, L'Envol.
Cette interview, réalisée par Brigitte Broca, a été publiée dans l'ouvrage XXX.
Le Pr. Arnold Munnich est le créateur et le chef du département de génétique médicale de l'hôpital Necker-Enfants malades de Paris ; il a été conseiller à la présidence de la République de 2007 à 2012.
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Les équipes soignantes et éducatives des instituts médico-éducatifs (IME) et les pédiatres généticiens poursuivent le même objectif de recherche de la vérité. Il s’agit de rendre justice aux enfants, de les aider et de les soigner. Une démarche, donc, de vérité et de justice.
Cette approche est récente et nouvelle. Elle n’est pas partagée par tous les professionnels, loin de là. Nous sommes encore dans une étape de pionniers. Pionniers dans la recherche génétique où nous avançons pas à pas, pionniers dans le soin et l’éducation où tout est à inventer. Le progrès scientifique bouscule nos vieilles certitudes et ce n’est pas une mince affaire que de se remettre en question, même si nous avons tous le désir d’aider l’enfant qui souffre d’un retard mental.
Vous êtes chercheur et médecin, pédiatre et généticien. Quel a été votre parcours ?
J’ai fait mes études de médecine dans les années 70 et je me suis beaucoup ennuyé. La médecine s’enseignait encore comme une matière littéraire et le « par cœur » était une nécessité pour réussir. Et même si les esprits étaient en plein mutation, même si la rigueur scientifique s’imposait peu à peu, on était encore loin du compte. Titres en poche, je n’avais qu’une idée : poursuivre une formation scientifique répondant à mes aspirations.
À l’époque, la science du vivant, c’était la biochimie, une mise en équation chimique de ce qui était encore de l’ordre de l’abstraction. Je choisis donc la biochimie. Les cours de Paris VII puis de Paris VI (Jussieu) étaient formidablement intéressants. On nous demandait de comprendre et pas seulement d’apprendre.
Quand il a fallu trouver un stage, j’ai eu la chance de rencontrer Jacques Hanoune, ancien interne des hôpitaux d’Alger et directeur d’une unité de recherche à Créteil-Mondor. Cet homme, d’une très grande rigueur scientifique, m’a beaucoup appris. On était au début des recherches sur les récepteurs hormonaux. Il m’a envoyé à un congrès de biochimie à Dresde, en 1976, où se trouvaient réunis les plus grands chercheurs d’Europe. J’y ai rencontré Axel Kahn. Il était médecin et il était chercheur. Il était passionnant et enthousiaste. Ma voie était tracée !
J’avais commencé mon internat en pédiatrie : je le poursuivis à Necker dans le service de génétique médicale, alors dirigé par le Pr. Jean Frézal. Pendant ces années d’internat, ma passion pour une médecine de recherche qui voulait comprendre pour guérir ne fit que croître. Pourtant, à l’époque, on était encore dans la séparation entre les unités de recherche d’une part et la consultation d’autre part. Et moi, ce que je voulais, c’était réunir les deux.
Pour préparer ma thèse, j’ai bénéficié d’un des tout premiers postes de recherche à l’Inserm, attribué à d’anciens internes, et qui avaient pour but de former les jeunes médecins à la recherche scientifique. C’est auprès d’Axel Kahn que je fis ma thèse de science.
Ensuite, alors que j’étais chef de clinique à Necker, j’eu la chance incroyable de me voir confier l’installation d’un laboratoire de génétique ultramoderne grâce à une forte subvention de l’AFM (Association française contre les myopathies) sur les fonds recueillis par l’immense succès du Téléthon. Quelques années après, en 1992, à la tête du service de génétique avec Michel Vekemans, je parvins, toujours grâce à l’AFM, à implanter la consultation de génétique au contact même de l’unité de recherche. Vingt ans d’efforts et de lutte pour transformer la pratique de la génétique médicale et mettre la recherche au service de l’enfant !
Pourquoi ces rapprochements entre génétique médicale et enfance ont-ils été si lents et difficiles ?
Il y a une opposition historique entre lespédopsychiatres, les psychanalystes et les généticiens : des ennemis héréditaires enfermés dans un combat stérile, chacun persuadé de détenir la vérité. La génétique est une science : longtemps elle a été regardée de haut par les médecins car elle expliquait (dans le meilleur des cas) sans soigner. Quant au retard mental, il a longtemps été capté par les psychanalystes qui en voyaient la cause dans une altération de la relation mère-enfant. Avec pour conséquence une immense culpabilité chez les parents.
Ce raisonnement inductif est caractéristique de la France : on forme un postulat a priori et tout doit confirmer le dogme. C’était une pensée quasi-religieuse, puis politique qui en quelque sorte définissait le concept de maladie mentale et plaquait des repères idéologiques. L’autisme, c’était nécessairement la conséquence d’une altération du lien de la mère avec son enfant. En France, on a beaucoup de mal à s’ouvrir l’esprit et à combattre ces représentations mentales quasi-idéologiques.
Notre génération a dû combattre cela, reprendre un dialogue rompu.
Pour ma part, j’ai toujours considéré que travailler ensemble, chacun apportant son savoir, son expérience, dans le respect du savoir de l’autre, était bien plus productif. Dès le début de mes consultations, j’ai souhaité travailler avec des psychanalystes : le désarroi des parents était immense, celui des enfants aussi et le vécu de la maladie ne pouvait pas faire abstraction de l’histoire de chacun.
Ce que nous faisons maintenant depuis une dizaine d’années dans les hôpitaux de jour et les IME, ni Lacan, ni Freud ne le renierait, car ils étaient de grands médecins. Ils avaient la préoccupation de la vérité médicale. La pensée de ces pères fondateurs a été dévoyée. L’opposition entre somatique et psychanalyse ne faisait pas partie de leur mode de pensée.
Les choses changent peu à peu, ainsi que le prouve la démarche menée depuis deux ans à L’Envol, à l’instigation de Roland Broca, celle d’Autisme France, de l’Association L’Elan retrouvé et de quelques autres institutions. Nous sommes à un moment de l’histoire où il est enfin possible de travailler ensemble pour le bien de l’enfant qui, lui, n’a rien à faire de ces coupures idéologiques.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans ces consultations de pédiatrie génétique ?
La plupart des enfants pour lesquels nous parvenons au diagnostic sont atteints de maladies chromosomiques, métaboliques ou moléculaires. Ils sont syndromiques, c’est-à-dire qu’il y a d’autres symptômes que le retard mental. Je demande donc des examens complémentaires.
Et ma première surprise est de découvrir que beaucoup d’enfants n’ont jamais été examinés. Leur dossier médical est vide. Sous prétexte que le cerveau est concerné, c’est une maladie à part ! Et on ne va pas plus loin, laissant le champ libre aux interprétations psycho-dynamiques. Cela m’a énormément choqué car, finalement, ces enfants qui n’avaient jamais vu de médecin étaient exclus du système de soins. C’est étrange : quand on a un problème au cœur, on va voir un cardiologue. Mais quand il s’agit d’un problème de retard mental, on ne consulte ni généticien, ni neurologue !
Pour certains, encore nombreux dans les disciplines paramédicales, le diagnostic est perçu comme une stigmatisation.
Ne pas savoir permettrait-il d’espérer que ça s’arrange tout seul ? Tant que la maladie n’est pas nommée, n’existerait-elle donc pas…? Bien sûr, nous avons tous en nous ces vieilles idées superstitieuses, mais la réalité est tout autre. Pour beaucoup de parents, le diagnostic apporte un soulagement car il les déculpabilise. Et surtout il ouvre la voie à des projets, il permet la mise en place d’une stratégie de soins et d’accompagnement éducatif, psychologique, médico-social. L’enfant, premier concerné, ressent aussi ce moment comme un apaisement.
Le diagnostic est évidemment essentiel pour éclairer le choix d’avoir ou de ne pas avoir d’autres enfants, en fonction du type de désordre génétique observé. Et si j’ai vu des familles s’effondrer au moment du diagnostic, c’était quand elles s’étaient interdit d’avoir d’autres enfants et qu’elles découvraient que la maladie de leur enfant était purement accidentelle, mais que les années de fécondité étaient passées.
Alors, ce que je considère comme non-éthique, c’est de priver les familles de l’accès au savoir, de priver les enfants de l’accès aux soins sous de faux prétextes.
Le retard mental a-t-il toujours une origine génétique ?
Non, mais la question est extrêmement complexe. Je dirais qu’il est génétique dans 25 à 45% des cas au moins : la fourchette est large. Elle évolue au fur et à mesure du perfectionnement de nos outils d’analyse et du nombre d’enfants que nous examinons. Les mécanismes sont complexes et pluriels.
Par exemple, on découvre que certains gènes ne sont pas anormaux dans leur structure mais n’arrivent pas à s’exprimer, ce qui donne l’équivalent d’une maladie génétique. D’autres facteurs entrent en jeu, liés à l’environnement au sens large du terme (facteurs hormonaux, alimentaires, etc.).
Quel est votre message pour l’avenir ?
Le plus important, c’est que tous les professionnels, concernés de près ou de loin par le retard mental, travaillent ensemble, se respectent, échangent leurs expériences. Il n’y aura pas de progrès pour l’enfant si ces échanges ne se font pas. Cela se fait déjà dans les IME, pas assez dans les hôpitaux de jour.
Les questions de méthode sont importantes aussi. Ce n’est pas aux enfants, déficients mentaux ou souffrant de troubles du comportement, de venir dans les grands hôpitaux. Car, à la souffrance de l’enfant, s’ajoute celle de se rendre dans un lieu froid et anonyme. C’est à nous d’aller vers eux.
Nous organisons des visites sur site. Nous rencontrons les parents en deux temps. D’abord un exposé préalable où nous expliquons notre démarche. Elle crée la confiance. Puis nous rencontrons les parents dans une consultation singulière, personnelle. Nous passons un long moment avec eux, pour recueillir de leur part toutes les informations qui peuvent être utiles : histoire familiale, parenté, arbre généalogique, etc. Tout ce dialogue est mené sans aucune stigmatisation.
Enfin, nous proposons un protocole d’investigation simple : prise de sang, analyse d’urine, IRM.
C’est donc une médecine lente et non intrusive.
Mon message est un message de respect mutuel : respect des professionnels dans leurs disciplines, respect de l’enfant, respect des familles, de leurs traditions, de leur souffrance.
Je m’inscris dans une filiation : quelque part, nous partageons les mêmes valeurs fondamentales. Je vois Roland Broca s’engager dans cette démarche de vérité, suivi des plus jeunes qui vont poursuivre ce même travail. Nous sommes sur la bonne voie.
Cela me fait penser à La Liste de Schindler : « Celui qui sauve une vie, sauve toutes les vies ».
Alors moi je dirais « Celui qui sauve un enfant dans un IME, sauve tous les enfants ».