Cet article appartient à une série d'articles portant sur une expérimentation autour de la prise en charge des déficiences intellectuelles , menée par le Dr. Roland Broca dans le cadre d'un institut médico-éducatif, entre 2007 et 2015.
Nous avons plusieurs mémoires. On parle couramment de « mémoire visuelle » de « mémoire auditive ». Nous avons la possibilité d’évoquer un son, un parfum, un goût : tous nos sens peuvent laisser des traces mnésiques. Il en va de même de nos activités : par l’habitude et l’entraînement nous modifions profondément nos gestes ; non seulement ils gagnent en précision, mais de plus ils s’automatisent, libérant ainsi nos facultés pour d’autres tâches : après quelque temps (et seulement après quelque temps) nous pouvons écouter la radio en conduisant et nous pourrions même téléphoner (si c’était autorisé).
La mémoire à laquelle nous pensons spontanément, celle qui nous fait dire « il a de la mémoire » c’est celle qui porte sur le langage : tout ce que nous « savons », ce sont des mots que nous avons retenus.
Nous allons, pour la suite, nous intéresser particulièrement aux deux derniers exemples cités : le premier que nous appellerons « mémoire motrice » et l’autre « mémoire linguistique ».
Elles peuvent fonctionner séparément : réaliser des gestes techniques pour l’une, ou réciter un poème pour l’autre…
Mais bien souvent ces deux mémoires coopèrent :
Notre automobiliste, quand il a débuté se disait « je débraie, je passe la première, j’embraie en accélérant » : en « récitant » la séquence des mots, il pouvait réaliser la séquence des gestes ; la mémoire « linguistique » vient à l’aide de la mémoire « motrice ».
Remarquons dès à présent ceci : à mesure que les gestes deviennent de plus en plus automatiques, la nécessité de s’aider de la mémoire des mots diminue, jusqu’à disparaître complètement. Nous verrons que ce phénomène est essentiel à notre démarche.
Inversement, la mémoire gestuelle soutient la mémoire linguistique : quand nous comptons sur nos doigts, nous utilisons nos doigts pour stocker une partie de l’information, et notre mémoire linguistique pour une autre. Là encore, le temps et l’habitude font que cette coopération devient superflue.
Ces exemples montrent la possibilité d’une coopération entre différentes mémoires, et qu’il serait possible d’en tirer parti pour les apprentissages.
Cette approche diffère de ce que nous avons dit par ailleurs de la plasticité neuronale. Dans celle-ci, des neurones « disponibles » remplacent les neurones lésés ou défaillants. Ici, nous avons affaire à des fonctions qui coopèrent, chacune restant néanmoins dans son rôle. Ceci est donc applicable qu’il y ait ou non une pathologie.
Nous nous proposons d’appliquer ces fonctionnalités pour développer une méthode d’apprentissage de la lecture. Le programme « langue des signes » a pour but d’utiliser le français signé pour développer le langage oral ; parallèlement, l’écrit sera systématiquement présenté en même temps que l’oral et le gestuel.
Cette démarche a été abondamment exploitée dans la méthode « Borel-Maisonny ».
Les singularités de notre approche sont de deux ordres : la méthode et la technique.
La méthode est résolument globale. Le corpus de lecture est constitué de phrases, de mots, en référence à des situations, des choses et tous autres objets de langage. Nous n’entrerons pas ici dans le débat incessant entre « globale » et « syllabique ».
Cette méthode est par ailleurs « dative » c'est-à-dire que dans une (longue) période initiale, les séances de lecture sont principalement consacrées à montrer aux élèves des documents associant sons, images et gestes. Il s’agit d’une pédagogie de l’offre et non de la demande.
Nous justifierons cette attitude par les arguments suivants :
- C’est ainsi que se déroulent tous les apprentissages : voir - imiter - faire (rappelons-nous que l’enfant entend parler autour de lui pendant des années avant de répéter, puis d’utiliser le langage de manière autonome et qu’on ne demande pas au nouveau-né de répéter). Si nous évoquons une leçon de lecture à l’école élémentaire, l’image qui vient en premier à l’esprit est celle du maître qui montre un écrit, et des élèves qui prononcent. C’est à cela qu’est consacré la majeure partie du temps. Or il ne s’agit là ni d’enseignement ni d’apprentissage, puisque, à ce moment, les élèves sont déjà capables de lire le texte proposé. Il s’agit donc, à cet instant, d’entraînement, d’automatisation d’un savoir-faire acquis. Ce que l’on oublie, c’est qu’à un moment antérieur, le maître a dit « ceci est un a » ou « voici le mot papa » (ou tout autre élément, selon la méthode choisie). Dans la majorité des cas l’enfant a de telles capacités d’apprentissage que cette phase passe pratiquement inaperçue. Il n’en va pas de même pour des enfants en difficulté.
- Lorsque l’enfant est atteint de difficultés intellectuelles, cette phase doit être prolongée, répétée, diversifiée. En effet, avant qu’il n’intègre l’association signifiant/signifié, et soit capable de la restituer, il est nécessaire de multiplier les messages.
- Il est inutile et nuisible de mettre l’enfant en situation d’échec. En se situant dans l’offre plutôt que dans la demande, on propose et on ne demande rien en échange. La relation maître/élève s’en trouve radicalement modifiée, ainsi que l’image de soi de chacun d’eux (ce champ de l’affectivité mérite d’être largement développé, nous nous bornerons ici au domaine cognitif et didactique). L’expérience montre que chaque élève quand il en devient capable, se met spontanément à répéter, reconnaître, déchiffrer. (Comparons à nouveau avec l’acquisition du langage chez le jeune enfant…). Gardons-nous toutefois d’un excès ; il est bon, naturellement, de manifester de la demande, pour renforcer l’acquisition, pour évaluer les progrès et surtout pour montrer aux élèves qu’on attend quelque chose d’eux et que l’on croit à leurs capacités.
- Les élèves ne sont pas toujours, et rarement tous ensemble, disponibles. En multipliant l’offre exempte de demande, chacun d’eux prend ce qu’il veut et peut au moment où il est prêt. Nous envoyons des bouteilles à la mer ; de temps en temps, l’une parvient à son destinataire…
La technique est caractérisée par le matériel utilisé. La nécessité de prolonger et de diversifier les temps d’exposition conduit à multiplier les supports.
Nous utiliserons pour cela le support papier traditionnel : des écrits accompagnés d’illustrations sont montrés et prononcés accompagnés des signes gestuels. On vérifiera que le signifié est bien perçu et on demandera aux élèves de répéter (ce qui n’est pas à proprement parler de la lecture, à ce stade). Les thèmes proposés devront être adaptés à l’âge des enfants, ce qui exclut l’utilisation directe des méthodes proposées par les éditeurs, qui mettent en scène des personnages et des situations appropriés à l’âge du cours préparatoire. Les outils actuels permettent de multiplier les occurrences de chaque mot : il suffit d’imprimer différentes images et les joindre au support, ce qui n’était pas possible avec un livre de lecture.
Nous utiliserons abondamment la vidéo. Les éléments présentés sur papier seront repris sous forme de films, l’écrit apparaissant en sous-titre, et l’interprétation en français signé, en incrustation.
L’expérience, sur plusieurs années, montre que cette démarche est fructueuse :
- L’image télévisuelle est captivante. Les enfants peuvent (et veulent) voir et revoir le même film à satiété.
- Une séquence peut être montrée de nombreuses fois : quel enseignant serait disposé à répéter plusieurs dizaines de fois les mêmes mots en montrant les mêmes images ? Les élèves eux-mêmes seraient mal à l’aise dans cette situation, alors qu’ils ne se lassent pas de visionner les mêmes séquences vidéo. Nous avons par exemple mis en scène des récitations, des leçons d’histoire : l’image, sous-titrée, se déroule au rythme de la parole, et le texte seul défile ensuite sous forme de générique
- Nous sommes exactement dans l’offre. La capacité d’attention des élèves est variable, et rarement synchronisée. Si c’est le maître qui montre l’écrit, il exige cette attention pour des raisons pratiques (il est inutile de parler à qui n’écoute pas), des raisons éducatives (on écoute la personne qui parle) et naturellement pour ménager son amour-propre (j’existe parce que vous m’écoutez). D’ailleurs une attention forcée n’est pas productive, l’enfant étant parfaitement capable de singer l’attention et d’avoir « la tête ailleurs ».Face à un enregistrement on peut parfaitement tolérer que l’attention soit labile, et les trois remarques précédentes tombent d’elles-mêmes. Bien évidemment, l’élève ne peut se trouver ici en situation d’échec.
- Pour l’utilisation du français signé, la vidéo présente en outre les avantages suivants :
- Certains adultes (parents, enseignants…) peuvent, légitimement, répugner à apprendre ou à utiliser eux-mêmes les signes. Il leur est en revanche possible (à l’école ou à la maison) de proposer les montages aux enfants.
- Nous avons dit ailleurs qu’il était souhaitable que tout l’entourage de l’enfant participe ; nous avons ici un moyen d’initier les parents, les frères et sœurs … sans que la charge d’enseignement soit excessive.
- Les vidéos seront jouées par les élèves eux-mêmes, faisant d’eux des acteurs dans tous les sens du terme, et des passeurs de savoir.
Nous utiliserons largement l’informatique. Celle-ci présente tous les avantages cités pour la vidéo (motivation, répétition, pédagogie de l’offre) tout en plaçant l’élève dans une situation active. L’élève choisit son programme, travaille à son rythme et le maître peut feindre ou non d’ignorer les erreurs. Les programmes du commerce (certains excellents) donnent des résultats satisfaisants.
Nous avons réalisé des programmes originaux mettant en application les principes exposés précédemment, avec le même corpus. Cette activité est très valorisante pour les élèves, qui peuvent être efficaces sans être limités par d’éventuelles difficultés grapho-motrices. Il est rarissime que l’utilisation de la souris pose problème.
En temps voulu apparaîtra la demande. Très tôt les enfants ont une activité spontanée : ils répètent, devinent, comparent. Ils associent le signe du français signé.
On peut montrer les mots en cachant les images, réaliser une version muette de la vidéo (ou simplement couper le son). On demandera de « signer », de reconstituer les phrases avec des étiquettes-mots, les mots avec des étiquettes-lettres et plus généralement toutes les activités habituelles de lecture et écriture.
Il faut surtout se garder d’être systématique et rigide. Il s’agit d’une offre pour chaque adulte, chaque enfant, fera de ces objets l’usage qui lui convient (et qui, comme par hasard, sera celui dont il a besoin).
Rappelons que l’objectif n’est pas la communication par la Langue des Signes Française, mais bien l’utilisation des signes pour l’apprentissage du langage oral et, ici, écrit. A terme, les signes, devenus superflus, disparaîtront d’eux-mêmes.
Pour aller plus loin : La déficience intellectuelle face aux progrès des neurosciences. Repenser les pratiques de soin