Cet article appartient à une série d'articles portant sur une expérimentation autour de la prise en charge des déficiences intellectuelles , menée par le Dr. Roland Broca dans le cadre d'un institut médico-éducatif, entre 2007 et 2015.
La problématique des acquisitions langagières
Un développement limité
Si on se réfère aux quatre stades du développement de l’intelligence imaginés par Piaget, à chacun des stades correspond un niveau d’activités langagières particulier.
La plupart des recherches s’accordent pour reconnaître une corrélation positive entre le niveau de performance cognitive, l’intelligence et les capacités langagières.
En choisissant comme référence théorique les stades cognitifs développés dans la théorie piagétienne, la plupart des chercheurs ayant travaillé sur le handicap mental considèrent que les sujets présentant des déficiences allant d’un retard mental profond jusqu’à un retard mental moyen, restent fixés aux stades sensori-moteurs pour ceux en grande difficulté, jusqu’aux stades préopératoires pour les plus performants (déficience moyenne).
Le stade préopératoire (préconceptuel) correspond à l’apparition de la fonction symbolique illustrée entre autres par le développement du langage. Cette fonction symbolique est sous-tendue par une utilisation progressive de l’image mentale qui permet le développement des capacités représentatives. A ce stade du développement, le langage reste assujetti au perceptif. Plus exactement, un mot prendra sens s’il est associé à une représentation concrète. Le langage accompagne essentiellement les activités quotidiennes.
En effet, la fonction évocative du langage reste difficile d’accès. Souvent, l’expression se limite à des mots isolés, mots phrases, l’utilisation de phrases s’avérant exceptionnelle.
Les productions langagières restent fixées au descriptif et sont souvent dépendantes d’un support visuel. Il s’avère en effet difficile pour l’enfant de générer le signifié correspondant à un signifiant particulier, sur un mode uniquement représentatif. Seuls les mots ayant un rapport direct avec le vécu quotidien, peuvent générer un signifié mentalisé en l’absence de l’objet réel.
Une alternative au langage oral
Langue des signes / français signé
Il semble par conséquent indispensable de procurer à ces enfants un moyen de communication avec l’autre, qui vienne, de façon satisfaisante, suppléer aussi précocement que possible le handicap de naissance.
L’idéal étant que ce langage puisse être assimilé d’emblée, à l’instar de la langue maternelle. Cependant il convient de différencier dans l’usage que nous en faisons, langue des signes et français signé. Si le terme langue des signes est plus parlant, il faut cependant préciser que nous utilisons dans ce programme le français signé.
Quelle est la différence ? Elle est très simple en réalité. La langue des signes, comme son nom l’indique, est une langue à part entière, avec son vocabulaire et sa grammaire propres. Le français signé conserve, lui, la grammaire de la langue orale. La personne signe chaque mot au fur et à mesure qu’il les prononce. Les signes, par contre, sont les mêmes que ceux de la Langue des Signes Française (LSF).
Cette langue des signes présente par ailleurs un avantage inattendu d’être trans-linguistique par rapport aux langues naturelles. Elle représente par conséquent un véritable esperanto auquel Zamenhof n’avait pas pensé. C’est en fait une écriture à lire, à déchiffrer. Son apprentissage permet à ces enfants de s’ouvrir aux apprentissages cognitifs rendus parfois impossibles jusqu’alors, faute d’accès au langage.
Signes : Plusieurs niveaux de difficulté
Pour illustrer ces propos, attachons nous à analyser le niveau de difficulté des premiers signes proposés. Il semble possible de les classer selon des catégories distinctes, attestant d’un niveau de difficulté croissant :
a) les signifiants correspondant à un signifié concret, pouvant être visualisé : bonbon, pain, eau, gâteau, papa, maman etc…
b) les verbes, représentant des actions extraites du vécu quotidien et facilement évoquées par un signe : dormir, manger, boire etc….
c) signifiants caractérisés par un certain niveau de conceptualisation et ne correspondant pas à un signifié concret et de ce fait, difficiles à conceptualiser sous forme signée : jouer, encore, bonjour, merci ou dans les codes gestuels : interdit, travailler.
signes peuvent être difficiles pour certains enfants et pas pour d’autres), que sur le plan sémantique, certains mots peuvent être complexes dans leur forme et clairs dans leur sens.
Il semblerait indiqué d’utiliser les signes en fonction du besoin qu’on en a (pour éviter la frustration) et de l’intérêt qu’on y porte (pour motiver l’apprentissage)
Le projet : conquête des outils de base de la communication
La population
L'établissement est un Institut Médico-Educatif créé en 1969 et géré par l’APEI membre de l’UNAPEI. Il reçoit 105 enfants et adolescents déficients intellectuels, légers moyens et profonds avec ou sans troubles associés. L’établissement comprend 3 sections :
- section d’Education Spécialisée (SEES) de 3 à 14 ans.
- section d’initiation et de préparation à la formation professionnelle (SIPFP) de 14 à 20 ans.
- un groupe de vie de 14 à 20 ans pour les adolescents handicapés profonds et une section pour polyhandicapés de 3 à 20 ans répartie en 2 groupes.
La plupart des jeunes composant la population de l’Institut médico-éducatif présente un niveau de déficience allant d’un retard mental profond avec un QI inférieur à 20 (Echelle métrique de Binet) en passant par un retard mental grave (QI entre 20 et 35) jusqu’à un retard mental moyen (QI entre 35 et 49).
A l’évidence, il serait caricatural de réduire le niveau de performance des enfants d’IME à une simple mesure de QI, attestant d’un certain niveau de retard mental.
Les profils cognitifs rencontrés en IME s’apparentent plutôt aux déficiences dysharmoniques (cf. Pr. Mises), auxquelles se greffent de nombreuses autres difficultés (inhibition, troubles relationnels, troubles instrumentaux (difficultés langagières spécifiques) fréquemment associés à des troubles de la personnalité). On remarque d’ailleurs que les enfants handicapés mentaux de l’institution qui s’expriment par la parole présentent néanmoins dans la plupart des cas des troubles du langage d’importance variable. On peut comprendre par conséquent l’intérêt pour ces enfants de participer au programme, qui leur apportera à eux également, une amélioration significative. En effet, contrairement à certaines idées reçues, le langage des signes n’inhibe pas le langage oral, mais au contraire en facilite l’accès.
La mise en œuvre du programme test a commencé et se poursuit, dans un premier temps, au cours de l’année scolaire 2008-2009, sur un groupe de jeunes enfants de l’institution, correspondant au groupe dénommé petits-moyens enfants entre 7 et 10 ans, au sein de la section des enfants relevant de l’éducation spécialisée SEES : ce groupe-test comprend en tout 14 enfants dont 2 enfants non-parlants complets, 3 enfants au langage oral rudimentaire, et le reste des enfants, oralistes, mais présentant néanmoins des troubles du langage oral d’importance variable. L’éducatrice et l’enseignante de ce groupe se sont déjà portées candidates et ont par des sessions de formation spécialisée dans le cadre de la formation continue. Par ailleurs, les parents concernés, accompagnés des autres enfants éventuels de la fratrie, contactés par nos soins, adhèrent au projet et participent dès maintenant à un groupe d’information et de formation dans le cadre de l’établissement le samedi matin à un rythme mensuel. Ils devraient ainsi apprendre à signer et par conséquent commencer à communiquer avec leur enfant à l’aide de ce médium. Il leur a été également demandé d’informer une grille d’évaluation sur l’état des progrès éventuels, déjà enregistrés à ce jour par leur enfant, dans l’oralisation du langage.
(1) le choix de ce groupe test d’enfants de 7 à 10 ans est le fruit des circonstances. En fait, ce programme devrait s’appliquer dans l’idéal le plus précocement possible dès le diagnostic posé.
Première étape
Une première étape dans cette conquête des outils de base de la communication, consiste dans l’apprentissage, de façon ludique, d’une trentaine de signes parmi les plus simples et les plus usuels. Si on vise l’efficacité avec une optique de communication aussi large que possible, il est indispensable que tous les interlocuteurs de ces sujets en aient une connaissance et une pratique commune, c’est-à-dire : les éducateurs et enseignants, les différents professionnels paramédicaux intervenant dans la prise en charge, ainsi, bien entendu, que les parents de l’enfant, sans oublier les autres enfants-parlants familiers de ces jeunes enfants dont les autres enfants de la fratrie.
Ne nous laissons pas arrêter sur ce chemin par la supposée difficulté de cet apprentissage qui se révèle pour nous les adultes intelligents d’une enfantine simplicité, si nous y mettons un minimum de bonne volonté. En fait la principale difficulté résulte d’un préjugé très puissant qui concerne la prévalence de la parole sur le signe. La parole dans nos civilisations est en effet considérée comme sacrée au sens religieux du terme. Par voie de conséquence les signes sont du côté des singes et par conséquent leur utilisation est considérée comme ridicule.
Dans le groupe d’enfants, concernés par le programme, il nous semble indispensable de s’appuyer sur le caractère ludique de l’utilisation des signes. Tout petit, l’enfant utilise ses mains pour dire au revoir, faire bravo ou les marionnettes… Il est donc très important de retrouver cette spontanéité et d’essayer de l’utiliser à travers chansons, comptines, histoires… tout en conservant bien évidemment le langage parlé. Ça enrichit la vie de ces enfants tous ces apports culturels, de poésie, de comptines, de jeux de rôle, de jeux de langage. On utilise ces mots y compris dans le cadre des repas, des activités sportives ; ça encourage la demande, le désir de nouvelles acquisitions, de progresser.
Nous savons pourtant que l’oralité s’accompagne toujours peu ou prou d’une gestuelle corporelle et ceci pas seulement dans l’espace des populations situées autour de la méditerranée. Par ailleurs il ne faut pas minimiser l’appétit d’apprendre qui passe par la qualité de la relation éducateur-élève. Il faut pour se faire que s’instaure un transfert affectif sincère entre l’éducateur et l’enfant. En effet, ces enfants plus que d’autres ressentent le besoin qu’on s’occupe d’eux avec intérêt et tout le temps. On fait partie de leur univers ; on y prend une place équivalente à celle de la famille en terme de temps mais aussi en terme de joie de vivre. Non seulement ils sont enchantés de venir à l’école tous les jours ouvrables de la semaine mais en plus ils en redemandent à leur famille lors des week-ends et des périodes de vacances. C’est là où ils ont leurs copains ; car c’est quelque chose qui leur manque dans leur vie en dehors de l’établissement, d’avoir des copains, avec de vrais échanges ; par exemple pouvoir dormir à l’occasion chez le copain de la famille voisine. Leurs copains, pour eux c’est ici dans l’institution. Il est vital pour eux de pouvoir réaliser du lien social qui leur permette d’habiter leur situation de handicap de façon plus humaine et donc plus vivable.
Le second point important réside dans le choix des signes enseignés aux enfants. Il faut en effet que le mot signé soit reconnaissable par l’interlocuteur c'est-à-dire de la plus grande iconicité possible. Compte tenu des difficultés de motricité fine de ces enfants, nous devons nous limiter (au moins pour le moment) à l’utilisation de signes visuellement très différenciés, pour lesquels, signifiant et signifié coïncident de façon assez évidente.
La première phase de notre projet a consisté à faire acquérir aux enfants un nombre suffisant de signes pour pouvoir créer de petites phrases. La reconnaissance des signes se fait par l’intermédiaire de jeux (loto, dominos etc…).
Ils arrivent maintenant à s’entraider dans l’apprentissage de la gestuelle et aussi avec les frères et sœurs à la maison, au fur et à mesure des acquisitions. On voit ainsi des enfants aider les autres enfants à mieux poser les doigts ou les gestes pour mieux s’exprimer. On se rend compte, même si tout est langage, que ça passe par le médium de différents sens : la vision, le toucher, l’audition qui permettent de potentialiser en stimulant les différentes aires corticales cérébrales les possibilités d’apprentissage.
Il y a aussi dans le même temps la relation à l’autre qui se développe. Par l’écoute de l’autre, par l’entraide. Ça crée un climat de confiance entre eux et avec nous, un moyen supplémentaire d’accentuer les échanges. On en fait ainsi, avec nous, parents et enfants, les militants de leur propre cause. On souhaite que ça continue par la suite, au moment du passage d’une section à l’autre pour maintenir et développer les acquis obtenus par cette méthode.
Par ailleurs tous les mois, un groupe, ouvert à tous les parents des enfants concernés, se réunit pour apprendre avec leurs enfants (et au même rythme qu’eux) de nouveaux signes. Grande fierté pour les enfants que de pouvoir apprendre à leurs parents certains signes !
Cette première phase se déroule essentiellement entre enfant et adulte. L’adulte demande: qu’est-ce que c’est ? L’enfant répond. Cependant, on commence déjà à voir certains enfants, à table par exemple, venir demander de l’eau ou du pain… par signe.
Deuxième étape
Une seconde phase se met maintenant en place, pour inciter les enfants à utiliser entre eux les signes. On peut dans ce dessein installer par exemple un jeu de jouer à la marchande : chaque enfant devant demander ce qu’il veut acheter…Le but étant bien sûr à terme que les enfants puissent communiquer entre eux, qu’ils possèdent ou non le langage oral.
Il convient ensuite, de développer et d’enrichir ce langage, pour y faire entrer l’ensemble du code de la langue, en faire un véritable partenaire de la langue maternelle. Bien entendu les progrès ne seront pas homogènes dans le groupe d’enfants concernés puisqu’il faudra tenir compte de la nature du handicap initial.
Pour aller plus loin : La déficience intellectuelle face aux progrès des neurosciences. Repenser les pratiques de soin