Cet article appartient à une série d'articles portant sur une expérimentation autour de la prise en charge des déficiences intellectuelles , menée par le Dr. Roland Broca dans le cadre d'un institut médico-éducatif, entre 2007 et 2015.
Les acquis :
Une communication verbale et non-verbale élémentaire.
Un nombre important d’enfants qui fréquentent notre établissement présente un syndrome neurologique déficitaire, soit d’origine génétique, soit d’une origine neuropathologique avérée (encéphalite, souffrance fœtale, malformation de la grossesse…), soit d’origine psychopathologique (certains autismes, psychoses infantiles), soit d’une origine différente sans cause avérée . Ces enfants souffrent d’une grande difficulté, voire dans certains cas d’une impossibilité à oraliser le langage.
Cependant, il est d’observation courante que souvent, ces mêmes enfants comprennent néanmoins ce qui leur est dit, sans pouvoir pour autant communiquer avec l’autre, faute d’avoir acquis, du fait du blocage de la commande centrale encéphalique, le langage oral. Dans le meilleur des cas, ce déficit est spontanément, mais très partiellement suppléé, par quelques signes gestuels basiques, à usage strictement intrafamilial qui ne constituent pas pour ces enfants, un langage suffisamment articulé, permettant une communication généraliste, opératoire.
En effet, tant l’apprentissage du langage oral pour le jeune enfant semble évident pour la plupart d’entre nous, que nous oublions, et ignorons d’ailleurs, l’extrême complexité de l’appareillage neurobiologique cérébral impliqué dans cette opération. Nous savons pourtant, depuis les premiers travaux entrepris sur les localisations cérébrales*, dès le milieu du 19e siècle, dans le cadre de l’école française d’anthropologie, qu’il existe une zone précise du cerveau dite aire du langage, dont la lésion ou la destruction accidentelle, est responsable des aphasies, c’est-à-dire de la privation, partielle ou totale, de l’usage de la parole. Les travaux ultérieurs de neuro-anatomie, de neurophysiologie et de neuropsychologie clinique ont permis de mieux comprendre la complexité de l’architectonie cérébrale nécessaire à l’effectuation de la parole chez l’être humain.
En effet l’exercice de la parole n’est rendu possible que par la mobilisation de multiples aires corticales* du cerveau ; chacune d’elle spécialisée dans une fonction définie : intégration du langage, formulation du langage, programmation des schémas praxiques* nécessaires à l’articulation de la parole qui induisent la réalisation phonatoire et articulatoire de la parole ; l’accès au lexique pour l’adaptation du message formulé à son contenu sémantique, la mémoire verbale et la tonalité affective de la langue maternelle.
A partir des avancées théoriques, en matière de neurosciences, que ces recherches ont permises, nous sommes maintenant en mesure de mieux comprendre les raisons permettant d’expliquer pourquoi certains enfants souffrant, notamment d’anomalies d’origine génétique, n’ont pas accès au langage oral ou éprouvent des difficultés à le rendre opératoire de façon satisfaisante.
Nous savons que tout être humain naît prématuré, et qu’il a besoin d’environ deux années après sa venue au monde, contrairement à un jeune animal, avant d’acquérir une maturation du système nerveux central suffisante, lui permettant la maîtrise de l’organe phonatoire, dans le même temps où il acquiert, avec le contrôle de ses sphincters, le contrôle global de la motricité. Au cours de cette période de latence, on constate néanmoins que le nourrisson, puis le tout jeune enfant, entre d’emblée dans le monde symbolique du langage et acquièrent très rapidement une compréhension des éléments essentiels du code de la langue, qui précède largement leur capacité à communiquer de façon articulée leurs émotions et leurs sentiments par le truchement de la parole. Pendant cette période, faute d’articulation possible du langage, donc de la possibilité d’une interlocution, les tentatives de communication passeront nécessairement par la voie motrice : cris, gesticulations, et manifestations psychosomatiques*, qui dans certains cas extrêmes peuvent mettre en jeu le pronostic vital.
Ce qui est vrai pour l’infans*, et qui se manifeste par la rage de l’incapacité à communiquer, va se trouver encore amplifié chez le jeune enfant handicapé mental pour lequel l’incapacité, provisoire chez le nourrisson, devient dans son cas permanente.
Cette incapacité n’est cependant pas le seul fait des handicapés mentaux puisqu’on la constate également chez les sourds-muets. Nous savons que pour ces sujets, la communication a pu se trouver établie grâce au langage des signes, ce qui a transformé radicalement leur possibilité de communiquer avec les autres et par conséquent d’obtenir une meilleure insertion dans le lien social.
Pour comprendre les effets de la révolution subjective de naissance au langage, opérée par cette méthode, il faut lire l’émouvant récit d’Emmanuelle Laborit : Le cri de la mouette (le cri de la muette). Cette jeune femme, d’un milieu pourtant évolué, attendra l’age de sept ans avant d’avoir accès à un langage, grâce à la langue des signes, malgré l’oukase posé par les pédiatres de cette époque contre cette méthode.
Nous avons là, par conséquent, une méthode prête à l’emploi, qui, sans être la panacée universelle, doit pouvoir s’appliquer, mutatis mutandis, à nos sujets handicapés mentaux privés de langage oral ; c’est en tout cas le pari que nous prenons.
L’acquisition et la maîtrise de cet outil de communication, comme préalable obligé, va, dans le même temps, devenir la clé d’une ouverture possible à l’acquisition de connaissances, aux apprentissages cognitifs jusqu’alors impossibles à réaliser, faute d’échanges, organisés par le langage, entre l’éducateur et son élève. L’impossibilité à entrer dans le moule des apprentissages cognitifs, ce fut le motif, souvenons-nous, du rejet du système scolaire, inaptitude sanctionnée, à l’aide de la mesure du niveau d’intelligence, par le quotient intellectuel.
Il faut alors comprendre que l’intelligence n’est pas une donnée abstraite, purement innée. La mesure de l’intelligence, par le quotient intellectuel, mesure en fait un niveau moyen de possibilité d’acquisition de connaissances, à un âge donné, dans un contexte culturel donné. Il convient, en effet, de distinguer la capacité, la potentialité d’intelligence liée chez l’être humain, aux trente milliards de neurones de son cerveau, et à la plasticité synaptique* qui en découle, rapportée au développement de cette potentialité, mesurée à un âge donné, par le quotient intellectuel.
Ainsi pour l’enfant dit handicapé mental, non parlant, ou éprouvant de grandes difficultés à communiquer, l’intelligence, qui se trouve, par la faute de ce handicap, séquestrée, va engendrer un retard du développement intellectuel mesuré par le quotient intellectuel, de façon malheureusement fixée, et devenir de ce fait stigmatisante.
Cette difficulté, qui empêche l’enfant de pleinement communiquer avec son entourage, se traduit généralement par des troubles du comportement, la motricité tentant, de façon souvent désordonnée, de manifester ce qui ne peut être exprimé par le médium de la parole.
Il faut par conséquent libérer le plus précocement possible, par l’ouverture au langage, tout en prenant en compte les zones corticales lésées ou inhibées, l’intelligence potentielle, latente, qui ne demande qu’à s’exprimer, à se révéler.
C’est un combat de reconquête qui vaut la peine d’être mené avec intelligence, persévérance et détermination.
Pour aller plus loin : La déficience intellectuelle face aux progrès des neurosciences. Repenser les pratiques de soin