Cet article est la reproduction d'une série d'entretiens donnés par le Dr. Roland Broca à l'Acalpa (Association contre l'Aliénation parentale) en mai-juillet 2005.
1. Docteur Broca, un nombre important de parents se trouvent dans de grandes difficultés pour gérer de façon civilisée leur divorce ou leur séparation, et prennent leur enfant en otage dans leur conflit conjugal. On assiste de plus en plus à des situations extrêmes, dans lesquelles cet enfant va se rallier corps et âme au parent manipulateur jusqu’à devenir captif de son mode de pensée, et rompre tout lien affectif avec son autre parent ainsi qu’avec toute la famille de celui-ci. Comment expliquez-vous que des enfants, qui avaient auparavant des liens affectifs très fort avec leurs deux parents, puissent être pris en otage dans un conflit familial de façon tellement forte, qu’ils en arrivent à tenir des propos insensés, voire même de graves accusations mensongères, en profonde discordance avec la réalité des faits, pour rejeter leur propre parent jusqu’à sa destruction psychologique ? Comment la rupture du lien conjugal peut-elle entraîner une rupture du lien parental ?
Il est important d’abord de distinguer le lien conjugal du lien parental, c'est-à-dire distinguer le couple conjugal par rapport au couple parental. Dans l’évolution du couple, c’est le couple conjugal qui va déterminer le couple parental. Mais dans le passage du couple conjugal au couple parental, il va s’opérer des remaniements psychologiques très importants, qui vont pouvoir occasionner des perturbations, y compris, dans certains cas, des perturbations psychopathologiques, capables de mettre en péril le couple conjugal dans sa fonction de couple parental et vice versa
Parler de parentalité, suppose aussi de bien distinguer ce que veut dire être père ou être mère, parce qu’on peut avoir un enfant sans être à aucun moment ni père ni même mère, car il y a des mères qui peuvent abandonner leur enfant suite à des difficultés. Elles auront conçu un enfant, mais elles n’auront jamais été, fonctionnellement et en droit, mères. En effet être père ou mère ce n’est pas un état, c’est une fonction, pratique et symbolique incarnée dans le quotidien des trois, et de l’amour apporté à l’enfant. Les pères aussi peuvent concevoir un enfant, parfois à leur insu d’ailleurs, mais sans jamais avoir été réellement père de ce fait. Et par la suite, ces personnes pourront avoir à un certain moment une revendication de paternité ou de maternité, mais sans avoir jamais exercé la fonction parentale. Car ce qui compte au niveau humain, c’est exercer la fonction, et non pas la dimension biologique. Ce qui compte, ce n’est pas d’avoir donné un ovule ou un spermatozoïde, mais d’apporter à l’enfant la sécurité, les soins, l’affection, etc.
La parentalité légale elle-même n’est pas un critère satisfaisant. Le rattachement par l’inscription dans un registre d’état civil, s’il confère des droits formels qui pourront être à l’occasion revendiqués comme légitimes d’un « devoir de propriété » sur l’enfant ne suffisent pas à créer un lien satisfaisant avec l’enfant.
Si la personne est dans l’incapacité d’apporter les soins, la sécurité et l’amour, on ne peut pas considérer que cette personne soit réellement la mère ou le père de l’enfant, à l’opposé d’une femme ou d’un homme qui adoptent un enfant - à condition que cela se fasse dans certaines conditions, suffisamment précocement pour que l’attachement puisse se produire. Ces personnes, qui ne seront pas des parents biologiques, deviennent ainsi de véritables parents pour ces enfants et il n’y en aura pas d’autres, car aucune autre personne n’a pu exercer la fonction de parent, qui est une fonction éminemment symbolique mais également incarnée dans une attention au quotidien. La fonction biologique est purement animale, alors que la fonction humaine est symbolique. C’est cela qui complique les choses aussi, car la personne qui aura porté cette part biologique, même si elle n’a pas exercé la fonction, peu se sentir des droits sur l’enfant.
Un autre problème provient du fait que les parents, ceux qui exercent la fonction parentale peuvent se sentir, de ce seul fait, propriétaires de leurs enfants. Certaines personnes considèrent que le fait d’avoir un enfant est un droit, et que l’enfant est un bien de consommation comme un autre.
Dans ce concept de parentalité peuvent s’introduire toutes sortes de facteurs qui vont perturber le schéma traditionnel du couple et de la famille. Mais nous ne sommes plus dans le concept traditionnel du couple et de la famille depuis un certain temps, et les valeurs dites traditionnelles sont depuis longtemps inopérantes, pour ceux qui ne s’y réfèrent plus. Les difficultés que l’on rencontre actuellement, le fait que les problèmes de la famille soient de plus en plus judiciarisés, sont liés évidemment à ces évolutions. Autrefois les problèmes de la famille n’étaient pratiquement pas judiciarisés : leur résolution relevait du conseil de famille, ou de l’autorité du pater familias. La loi ne rentrait pas dans le domaine de la famille. Elle y rentrera de plus en plus du fait que les cadres institutionnels contractuels de la famille n’existent plus, ou existent de moins en moins. A partir de ce moment, c’est la loi qui vient assurer, garantir la partie contractuelle qui a été évacuée de la volonté des sujets. C’est le retour du refoulé.
Pour parler plus précisément des problèmes et des situations extrêmes que vous évoquez, il n’y a pas de raison objective à la limite du conflit, lors de la dissolution du couple parental. Je constate tous les jours, qu’il y a des parents qui vont se disputer la garde de l’enfant de façon extrêmement conflictuelle, avec la volonté farouche d’un deux parents de garder le contrôle absolu de la garde des enfants. Je constate que la majorité des cas que je suis amené à examiner dans mes fonctions expertales, et qui n’arrivent pas à se résoudre de façon à peu près consensuelle, relèvent, pour l’un des partenaires du couple parental, d’une pathologie mentale, et c’est ce qui justifie ce terme « d’aliénation parentale », avec la connotation que je lui donne, dans un sens pathologique au sens large. Ces deux parents, et au-delà les deux familles, qui se disputent un enfant dans un cadre juridique, vont déclencher une bataille judiciaire qui va devenir un enfer pour les deux, et qui aura des conséquences très importantes par la suite pour l’équilibre psychique de l’enfant. Dans ce genre de situation extrêmement conflictuelle, que je viens souvent à examiner, un des deux parents présente une personnalité nettement pathologique. Cette réalité est évidemment niée, car les gens ne comprennent pas que c’est une pathologie mentale caractérisée qui a occasionné la rupture du lien conjugal puis du lien parental. Et là on se heurte à deux difficultés majeures.
Le plus fréquent, c’est le démarrage après la naissance de l’enfant d’une pathologie mentale chez la mère, pathologie mentale de type psychose puerpérale, qu’il faudrait définir plus précisément bien entendu, mais qui révèle un domaine de psychose, probablement schizophrénique. C’est cette pathologie mentale, qui, dans certains cas, va faire éclater le couple conjugal.
Je vais vous donner un exemple à partir d’un cas clinique que j’ai bien étudié : une femme va faire une dépression post-partum, présenter des idées délirantes et avoir des difficultés à s’occuper de son enfant. Elle va être hospitalisées, va être traitée, mais faute de prise en charge adéquate, va se montrer incapable non seulement de faire face à ses responsabilités de mère, mais également à ses responsabilités d’épouse. Plus de relations sexuelles entre les parents. Le mari va réagir en rompant le lien conjugal, ce qui oblige sa femme à revenir chez ses parents, qui sont dans le déni total de la dimension pathologique du conflit. Ils sont dans l’idée que si elle va mal, c’est parce que son mari l’a rejetée. La dimension psychopathologique est complètement évacuée, déniée. Bien que les parents sachent que leur fille est suivie par une équipe de psychiatrie, et qu’elle prend des neuroleptiques, ils occultent leur propre responsabilité dans le fait que leur fille soit une malade mentale, et que ce n’est pas la rupture du lien conjugal qui a occasionné la maladie mentale mais le contraire. Ce couple se retrouve dans un conflit juridique et judiciaire sans fin, et dans 20 ans ils seront encore dans la même situation. Pour le père - sa femme est folle et il n’est pas question qu’elle voit son enfant sauf dans des conditions très contrôlées. La mère étant d’origine étrangère, il est déconseillé que l’enfant aille en vacances dans le pays de sa famille maternelle, car le risque d’un rapt d’enfant est évoqué, compte tenu de la binationalité de l’enfant.
On peut avoir un cas de figure où c’est le père qui présente une pathologie mentale, qui va se manifester de façon très différente. Nous sommes en présence d’un père présentant une personnalité paranoïaque, qui paraît, à l’observation non avertie, tout à fait normal, qui n’est pas confus, qui est très bien adapté dans son travail, socialement bien considéré par son chef, ses supérieurs et ses collègues, qui est professionnellement très performant, mais qui est par ailleurs délirant, dans la mesure où il présente une jalousie pathologique ou des phénomènes de paranoïa aigüee, qui peuvent être compatibles avec une vie apparemment normale. C’est lui, dans sa pathologie mentale et dans sa folie, qui va s’arranger pour provoquer la rupture du lien conjugal et qui va exiger dans sa paranoïa, l’exclusivité de la responsabilité parentale et de la garde, et qui va réussir, en manipulant les enfants, à les convaincre que c’est lui qui a raison et que leur mère a tort, pour les séparer complètement d’elle. Là aussi, vous imaginez les batailles juridiques qui vont avoir lieu tant qu’on ne s’aperçoit pas, et cela ne saute pas à l’œil, qu’il y a une pathologie mentale qui est à l’œuvre, qui détruit l’équilibre familial antérieur.
Tant que la pathologie mentale n’est pas caractérisée, elle peut faire illusion par rapport au juge, à un médecin qui n’est pas un spécialiste, car vous avez des paranoïaques très subtils, très lucides dans leur paranoïa, très habiles à masquer les aspects pathologiques de leur personnalité, et qui, dans certains cas, vont arriver à faire illusion même par rapport à un spécialiste qui va produire en toute bonne foi, une expertise qui ne tiendra pas compte du véritable problème qui est en jeu. Dans ce type de conflit, quand on en vient à ce genre d’extrémités où une des deux parties est totalement écartée, je pense que l’on a faire à des personnalités pathologiques, et que la pathologie mentale est à l’œuvre.
2. Quels sont les recours qui vous pourriez préconiser si vous dites que les experts peuvent se tromper, qu’ils sont, dans certains cas, incapables de détecter ce genre de pathologie ?
En principe ils devraient l’être, mais un grand nombre d’experts passent à côté. Une contre-expertise peut être diligentée par des experts de qualité supérieure. Des experts de base ne sont certainement pas toujours capables d’analyser ce genre de problème, au cours d’un unique entretien. Il faut s’adresser alors à des experts auprès de la cour de cassation, qui ont 30 ans d’expérience, à qui on peut faire davantage confiance qu’à un expert débutant, qui n’a pas faire beaucoup d’expérience psychologique, et qui dans l’espace d’un ’examen qui est forcément limité dans le temps, peut passer à côté du problème. De plus, un expert n’est pas forcément infaillible.
3. Par quels mécanismes la prise en otage des enfants dans le conflit parental va-t-elle se mettre en place ?
Tout va dépendre de l’âge de l’enfant lors du conflit qui va dissocier le couple parental, et des circonstances dans lesquelles va se produire cette dissociation. Cela va dépendre également avec quel parent il va être amené à maintenir une relation privilégiée, que ce soit pour des raisons juridiques ou circonstancielles. L’enfant va être pris dans un conflit de loyauté c’est certain, car il a besoin pour se construire des images parentales du fait qu’il est à un âge où il n’est pas capable d’avoir un esprit critique suffisamment développé, d’avoir sa propre opinion assurée.
En dehors de tout conflit parental, il sera plus attaché à l’un des deux parents, en fonction de son sexe d’abord, mais également en fonction de son age. Il va être amené à choisir son camp car il a besoin pour se construire, comme tous les enfants, de s’identifier aux parents, notamment à l’un des deux parents, à un moment donné. Dans un processus normal, pendant la période d’attachement primaire, c'est-à-dire dans la première partie de sa vie, dans les deux premières années surtout, parfois un peu au-delà, il a besoin d’une relation quasi fusionnelle avec sa mère. Cette relation fusionnelle lui est nécessaire car il ne dispose pas encore de la maîtrise du langage, ni des activités motrices. Il a donc en premier un processus d’attachement très fort avec la mère, ou avec la personne qui remplit cette fonction (cela peut être parfois le père, une gouvernante, une nourrice). Cette personne-là va être très importante, car elle est censée apporter l’amour avec les soins.
Après, au moment où l’enfant va commencer à évoluer, à acquérir une certaine autonomie par rapport à la personne de la mère, il va avoir besoin de plus en plus de se référer à un tiers, qui est le père. L’enfant va se diriger vers cette autre personne également dans un lien d’amour, mais pour que ce lien soit fort, il faut que ce tiers puisse être également un objet non seulement d’amour mais aussi d’admiration pour l’enfant, évidement compte tenue de son age. Il faut un processus d’idéalisation de cette personne tierce qui est le père pour que le lien soit très fort. Le père doit être en position de pouvoir se faire aimer et admirer par cet enfant. Pour que ce processus opère, il faut d’une part une dévalorisation du père par la mère ou du père par lui-même : alcoolisme, violences.
Mais ces liens structurants sont dans le même temps des liens de dépendance, des liens « d’aliénation nécessaire ». L’enfant est dans une relation de dépendance telle qu’il va être sous l’influence totale de l’un des parents en fonction de la phase de développement. Si la première phase, en dehors de tout conflit, l’enfant reste trop dans la dépendance maternelle, soit pour des raisons circonstancielles (le père est absent ou le père est mort, ou il n’est pas là en permanence), ou si le père n’est pas dans une position où l’enfant puisse l’admirer, la phase fusionnelle avec la mère peut durer au-delà de la période initiale et produire un état d’attachement et de dépendance avec la mère qui pourra avoir des conséquences pour l’avenir, qui va empêcher l’enfant de passer à la seconde phase de construction de son autonomie. L’enfant a besoin de s’identifier à ses deux parents pour construire sa personnalité. Il va se constituer une personnalité d’emprunt qui est celle de ses deux parents. Il est donc dans la dépendance absolue de ses deux parents, dans la mesure ou il a besoin de ces identifications pour se construire, que cela se passe bien ou que cela se passe mal.
Si cela se passe mal, même sans séparation : père alcoolique, violent, mère malade mentale, peu importe, il va enregistrer tous ces éléments, qui vont s’inscrire dans sa personnalité profonde comme dans un disque dur. Et il va avoir tendance à reproduire dans sa vie adolescente et sa vie d’adulte, ces mécanismes qui auront été enregistrés dans cette phase de développement précoce.
C’est ainsi que des troubles pourront se produire, notamment dans la situation où il y a un conflit ouvert entre les deux parents, avec une séparation parentale qui va l’entraîner dans un conflit de loyauté. A un moment il va être davantage avec le père, ou avec la mère, et il va être amené à choisir son camp. Ce sera évidemment un choix forcé, étant donné les processus que nous avons décrits. L’enfant est très sensible et très perméable, à tout ce que peut lui dire l’adulte, dont la parole ne peut être que vraie, qui relève, pour lui, de la certitude. L’enfant ne doute pas de l’adulte. Si l’adulte va lui dire dans un certain contexte quelque chose, il va le croire. Il n’a aucune raison de ne pas le croire, car il n’a pas l’esprit critique suffisamment développé. De plus, s’il critique l’autre, il n’est plus dans le processus d’identification, ce qui n’est pas rassurant du tout. Il a beaucoup plus intérêt à « croire l’autre », ce qui le rassure car les choses sont claires pour lui à un instant donné, même s’il subsiste des doutes ou des interrogations sur la validité de ce choix.
C’est ça le phénomène de l’emprise. L’enfant va être « sous emprise ». C’est un état d’aliénation parental, qui est naturel au départ, et qui va vers une construction identitaire quand cela se passe bien, mais qui va évoluer brusquement vers la pathologie quand cela se passe mal. Et comme l’enfant a besoin de se chercher une identité, il sera obligé de la trouver en faisant un choix forcé pour avoir une relation d’attachement satisfaisante avec celui des deux parents avec lequel il va vivre, soit parce que c’est la loi qui lui aura imposé, ou pour une autre raison.
Les choses se compliquent quand l’un des deux parents présente une personnalité pathologique. Cela se joue évidemment dans les deux sens : il peut y a voir de la pathologie dans l’attachement excessif de la mère vers l’enfant, qui exclu le père de la relation, et cela peut aller jusqu’à l’inceste et la schizophrénie chez l’enfant J’ai vu beaucoup de garçons adolescents devenus adultes, qui se sont « schizophrénizés » dans cette relation symbiotique exclusive avec la mère, y compris avec des aspects incestueux d’ordre sexuels, qui peuvent se poursuivre jusqu’à l’age adulte ! Ces situations ne sont pas des cas exceptionnels : elles apparaissent malheureusement dans un pourcentage significatif de cas.
L’autre aspect, c’est le côté paranoïaque du père qui peut être quelqu’un qui est apparemment normal sur le plan social, mais avec une personnalité méfiante, qui a tendance à se mettre en conflit avec l’autre, et à le considérer comme un ennemi. Il va organiser tous les aspects de son existence dans un système d’autodéfense par rapport à l’autre. Les enfants peuvent être entraînés dans ce système, même à plusieurs. Le père commence inconsciemment la rupture conjugale, avec un sentiment de jalousie qui va prendre de l’ampleur, qui devient vite pathologique avec des violences, et il entraîne les enfants dans son système délirant, en les persuadant que c’est lui qui a raison, que la mère est une mauvaise mère, et qu’elle le trompait…. Si les enfants sont suffisamment grands pour ne plus être dans une relation fusionnelle d’attachement avec la mère et pour être dans une relation positive avec le père, ils seront très sensibles aux arguments que pourra donner le père, qui par ailleurs se montrera très attaché à ses enfants. La période la plus sensible pour les enfants est entre 6 et 12 ans, avant la puberté, mais elle peut continuer au-delà.
4. On voit de plus en plus de juges prendre des décisions en fonction du souhait des enfants sans avoir le temps d’approfondir les dossiers, voire même de lire l’intégralité des expertises, qui, par ailleurs, peuvent ne pas mettre en évidence des situations d’emprise. Suivant l’âge des enfants, les magistrats vont donc, d’une certaine façon, déléguer à des mineurs, « au nom du désir souverain des enfants », la responsabilité de décisions qui incombent à des adultes ou à des institutions. Quand les enfants ne disposent pas d’une parole libre et indépendante, comment peut-on tenir compte de «leur désir »?
Indépendamment de l’évolution du lien conjugal et du lien parental, ce qui est apparu récemment dans notre société, et qui est totalement nouveau, c’est le droit des enfants, face aux droits des parents, ou plutôt LES DROITS des enfants. Nous avons maintenant une multitude de droits, face auxquels on ne mets jamais les devoirs : il n’y a plus que des droits mais pas de devoirs. On sait où sont les droits, mais on ne sait pas où sont les devoirs. On ne sait pas non plus quels sont les devoirs. On affiche les droits mais on n’affiche pas les devoirs qui leur correspondent. Nous assistons à une multiplication des droits, sous le couvert plus général de la déclaration universelle des droits de l’homme, qui se déclinent en droit du père, droit de la mère, droit de la femme, droit de l’enfant, …. Ces droits à un moment donné peuvent entrer en conflit les uns par rapport aux autres. Vous avez des enfants qui disent à leurs parents : « si tu me donnes une gifle, je vais te dénoncer immédiatement au commissariat ». On peut aller même plus avant : « si tu ne m’achète pas des vêtements de la griffe à la mode, je vais aller dire au commissariat que tu as fait des attouchements sexuels sur moi ». Tout devient possible. Ce sont des cas d’école, pas des cas théoriques. Vous avez même des enfants devenus adultes qui ne sont pas aptes à trouver un emploi, qui vont faire un procès pour revendiquer une pension à l’encontre de leurs parents devant le magistrat.
On tient de plus en plus compte de la parole de l’enfant, ce qui est tout à fait légitime, mais cette parole doit être contextualisée ! Elle n’est pas toujours contextualisée. L’enfant est influençable et on peut lui faire dire tout ce que l’on veut. Mais d’une façon générale, il est très difficile d’avoir sur ces situations des raisonnements standard pour la simple raison que chaque cas est un cas particulier. On ne peut pas dire qu’il y a deux cas qui se ressemblent totalement, qui peuvent être conceptualisés ou traités de la même façon. Nous sommes dans une réflexion qui est nécessairement casuistique, et il est absolument impossible de généraliser ces situations. On peut avoir évidemment des types que l’on retrouve, notamment des types pathologiques, mais on ne peut traiter ces situations qu’au cas par cas, et on ne peut les éclairer qu’au cas par cas. Quand une famille vient me parler d’une situation - ce n’est pas une situation standard, et je vais donner des conseils qu’en fonction des particularités de ces situations. De même que nous n’avons pas de situations standard, nous n’avons pas de réponse standard. Il n’y a pas de thérapie familiale en prêt-à-porter, ni de modèle de garde des enfants qui seraient les meilleurs à priori.
5. Ces enfants qui ont subis des séparations parentales très conflictuelles vont-ils restés marqués toute leur vie ?
Les juges considèrent que les enfants vont bien quand ils travaillent bien à l’école. C’est le critère d’un certain type d’équilibre quand un enfant est bien adapté socialement parlant. Il n’a pas forcément des troubles de la personnalité mais cela n’est pas vrai dans tous les cas. Vous avez des enfants hyper adaptés scolairement mais qui sont des enfants fous ou très gravement perturbés. La réussite scolaire n’est donc pas un critère absolu, le seul critère, ce n’est qu’un critère parmi d’autres.
En revanche, ce que je constate de plus en plus, sans être comportementaliste, c’est que l’on aura tendance à répéter à l’age adulte, dans les liens qu’on va être amenés à créer, les schémas familiaux de son enfance. Il y a une pente quasiment irrésistible, mais pas tout à fait heureusement, car si les choses se sont construites d’une certaine façon, elles peuvent également se déconstruire, à partir d’un certain travail de lucidité sur soi-même. Mais il existe une empreinte, et plus cette empreinte est précoce et forte, plus elle aura tendance à donner des schémas à l’âge adulte qui vont répéter des schémas connus dans l’enfance, mais que l’on n’aperçoit pas forcément d’emblée à l’age adulte dans les liens que l’on va créer.
Le problème, dans les cas extrêmes qui nous intéressent, c’est que l’enfant va se construire sur ces modèles parentaux défaillants, qu’il va avoir tendance à reproduire lui-même dans sa vie adulte. Mais ce n’est pas automatique : cela va dépendre à quel moment de sa vie s’est produit la rupture, et comment il a fait la part des choses, comment il a perçu cette réalité. Parfois il enregistre les évènements de façon brute, et il va reproduire à l’age adulte les traumatismes connus pendant l’enfance, avec des retournements en miroir, dans les grandes lignes. Par exemple si ses parents ont divorcé quand il avait 5 ans, il aura tendance à reproduire la même histoire, quand son enfant aura 5 ans. Il va reproduire les mêmes schémas, car ils sont inscrits au fond de lui-même, dans tous les aspects de la vie qui ont été refoulés. Il faut savoir que la plupart des évènements en deçà de 6 ans, qui appartiennent à la vie instinctuelle de l’enfant, sont frappés d’amnésie, mais ils subsistent à l’état inconscient, gravés dans le disque dur de la mémoire. Il y a des traces mnésiques d’évènements traumatiques de l’enfance, qui vont ressurgir dans la reproduction à certains ages de la vie, qui sont significatifs par rapport au vécu dans l’enfance. Par exemple si l’enfant a vécu un trauma quand il avait 4 ans et le père 40 ans, il va reproduire le même type de schéma quand il aura lui-même 40 ans ou un de ses enfants aura 4 ans.
6. Pouvons-nous parler de mémoire inconsciente des schémas familiaux ?
Absolument. Nous sommes face à la mémoire inconsciente, marquée par des traces mnésiques traumatiques, si on a souffert ou si on a été impressionné par le divorce des parents, des scènes de jalousie, de tromperie, pas forcément violentes, mais quelque chose qui va s’imprimer selon des modalités variables en fonction de l’age. Ces traces vont s’inscrire dans l’inconscient du sujet, et vont faire en sorte que lorsque que l’on va interpréter des situations similaires dans le futur, on aura tendance à reproduire le même modèle.
Mais ce n’est pas si simple. Nous avons une autre dimension. Ce qui est important, ce ne sont pas les évènements en tant que tels, mais l’élaboration psychique qui en est faite - ou non. S’il n’y a pas d’élaboration psychique, si l’on reste à l’état d’élaboration événementielle, le schéma va se reproduire. En revanche, s’il en est fait une élaboration psychique, on peut dépasser l’évènement. Mais pour oublier, comme dit l’historien, il faut d’abord se souvenir, car le passé interprète le présent !
7. Dans les situations extrêmes de rupture de liens qui nous préoccupent, les enfants vivent dans un déni du passé, avec des histoires inventées ? Quelles sont les probabilités de retour et de prise de conscience qu’ils ont rejeté de façon abusive une partie de leur famille ?
La seule façon pour que les choses puissent évoluer pour l’enfant, c’est qu’il puisse faire une prise de conscience et qu’il puisse revisiter, aidé par une personne tierce, ces évènements et leur donner un sens nouveau, mais il faut que l’enfant en éprouve le besoin, et qu’il soit à l’age où il puisse développer suffisamment de sens critique. L’enfant n’est pas responsable des choix qu’il a été amené à faire, ni des paroles qu’il a été amené à prononcer car tout cela, ce sont des ordres qui lui ont été transmis par le parent, dont il a été amené à choisir le camp. Pour lui : sa patrie - c’est le parent qu’il a choisi, même si on l’a obligé à faire ce choix.
Ce choix peut être dans certains cas renforcé par les décisions judicaires, quelles qu’en soient les raisons. Le magistrat peut donner une prise en charge exclusive à l’un des deux parents, en fonction d’une enquête portée à sa connaissance. Il y aura alors renforcement de la position d’aliénation de l’enfant, du fait même de l’application des décisions judiciaires, notamment avec l’instauration des « mesures de protection », comme les AEMO (Action Educative en Milieu Ouvert) ou les points rencontres, qui vont renforcer le processus d’aliénation. La reprise des liens sur la base d’une rencontre tous les mois n’a aucun sens, dans la relation à l’enfant.
On peut mettre en place un autre type de dispositif. Dans certains cas on conseille une thérapie familiale, dans la mesure où les enfants ont l’age d’y participer. Mais je ne crois pas trop à ce type de travail social, car je pense qu’un travail approfondi est indispensable, et qu’il ne peut être fait qu’au cas par cas, dans des démarches personnelles. C’est un travail individuel, qui doit être fait par le père pour son propre compte, par la mère pour son propre compte, et par l’enfant pour son propre compte. L’idée de vouloir concilier dans des entretiens collectifs des points de vue qui sont parfois inconciliables, quand la rupture est déjà consommée, ne me paraît pas d’une grande utilité. Mais évidemment cela va dans le sens des procédures judiciaires qui doivent trancher : c’est l’un des parents qui aura la garde, le droit de visite se fera d’un telle ou telle façon. Les dispositifs de protection et de médiation sont effectivement divers et complexes, mais sur l’essentiel, ces dispositifs ne me paraissent pas totalement pertinents.
8. Nous proposons de garder ces mêmes dispositifs, mais de les utiliser comme des soutiens à la parentalité de manière préventive, au tout au début des procédures, au moment même où les parents souhaitent se séparer, à la non conciliation. On pourrait alors les amener à s’entendre et à parler autour de l’enfant, de l’intérêt de l’enfant, avant même qu’ils ne soient absorbés par l’aspect judiciaire et la violence de la rupture conjugale.
C’est une très bonne idée, du fait que les enfants sont très influençables. Il faut que s’organise un modus vivendi autour des enfants, quand c’est encore possible. Si l’on met en amont tout au début de la rupture conjugale, un soutien à la parentalité, il y aura moins de problèmes pathologiques. Mais quand les troubles d’ordre psychiatrique se sont installés, le traitement passe non pas par une procédure judiciaire mais par un traitement psychiatrique individuel. Cela suppose évidemment de pouvoir déceler la pathologie, et de la traiter, au besoin avec des soins contraints, comme c’est fait dans des cas de toxicomanie, d’alcoolisme ou dans des cas d’abus sexuel.
Le magistrat peut ainsi ordonner une injonction de soins dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Nous sommes en fait en présence de cas pathologiques, mais il faut savoir que lors d’un conflit dans un couple conjugal, il y a toujours une certaine pathologisation du conflit. L’amour n’existe plus pour l’un d’entre eux, et dans certains cas cet amour va se retourner en haine, qui peut être violente, voire pathologique. Apprendre que son épouse le trompe, cela peut déclancher chez un homme un sentiment de déception, de dépit ou de haine. C’est très humain. Ce sentiment de haine peut prendre de l’ampleur, et le mener à entreprendre des actions plus ou moins raisonnées contre l’autre.
Comment traiter ces situations qui ne sont que le miroir inverse des situations positives ? On sait bien que l’amour est une illusion, illusion nécessaire et agréable le temps que cela dure. Mais la fin de cette illusion peut déclencher des réactions irrationnelles tout aussi puissantes. L’amour est une dimension imaginaire qui relève de l’illusion du coup de foudre qui fait croire que l’un et l’autre ne font plus qu’un par alchimie. Cette construction émotionnelle répond à des nécessités affectives irrationnelles très profondes et très puissantes, comme le lien qui va s’établir de façon viscérale entre la mère et l’enfant.
Dans cette illusion de dyade, on est persuadé que l’autre et soi ne font qu’un, et on s’approprie l’autre. Dès lors que l’autre prend de la liberté par rapport à cette appropriation, cela peut faire déclencher des processus très violents. La relation amoureuse fusionnelle est d’une certaine manière également un processus d’aliénation. Quand cela se passe bien, on n’en prend pas conscience, mais quand cela se passe mal, c’est là qu’on découvre l’ampleur du phénomène.
Pour conclure, nous voyons qu’un divorce sur deux se passe mal, avec des réactions violentes qui déclenchent des reproductions de schémas familiaux anciens. On prend l’autre comme otage en reproduisant avec lui ce qu’on n’a pas pu être. On reproduit avec l’autre le conflit qu’on a eu avec son père ou avec sa mère, et vice versa. Les deux partenaires doivent trouver une solution civilisée pour un règlement civilisé de ce conflit, afin que les enfants ne soient pas trop l’otage d’une guerre parentale. Il serait bon de mettre en place des accompagnements à la séparation. Il faudrait mettre en place un dispositif complet avec des compétences psychodynamiques voir psychanalytiques, le temps de la rupture pour aider les parents à trouver eux-mêmes des solutions acceptables pour les deux parties.
9. Le principe du système judiciaire ne va-t-il pas dans le sens d’une escalade du conflit, d’une judiciarisation des différents familiaux ? Le passage du problème, de la parole à l’écriture de la procédure ne va-t-il pas jouer un rôle déterminant ?
Nous ne sommes plus dans une civilisation de la parole. Nous avons été jadis dans une civilisation de la parole donnée. La parole avait un poids, qui était lié à tout un appareillage symbolique, à une structure qui consistait à maintenir la cohésion de la société autour d’un certain nombre de valeurs partagées, qui s’appuyait sur toute une organisation religieuse et sociale. Puis il y a eu rupture lors du passage à la modernité, à partir de la révolution française, avec une montée en puissance des individualismes, du droit de la personne individuelle , du libre arbitre. Cette libéralisation dans l’individualisation a été accompagnée d’un renforcement de l’appareil judiciaire, par le renforcement de la contractualisation écrite de tous les actes de la vie sociale, dans un droit qui est écrit.
Partout, on voit une tendance dans le sens d’une aggravation des comportements à risques. Au niveau du couple conjugal, la plupart des gens autrefois se mariaient religieusement. Les gens ont rejeté le mariage religieux, mais ils gardent les valeurs laïques. C’est une façon de laïciser des valeurs religieuses universelles. Dans le lien religieux, vous avez deux êtres qui décident de vivre ensemble et qui jurent de s’aider et de rester ensemble quoiqu’il arrive. Des paroles sacramentaires sont dites, qui représentent et symbolisent la transcendance. Ces paroles n’ont de valeur et de sens que si elles engagent les personnes dans cette même transcendance. Mais ces paroles sont maintenant devenues inopérantes pour la plupart des gens, sauf pour quelques personnes qui adhérent à la croyance religieuse. On peut, en toute impunité, jurer fidélité a quelqu’un aujourd’hui, et se parjurer le lendemain. On voit des personnes qui divorcent littéralement le lendemain de leur mariage, parce qu’elles n’ont pas été satisfaites de la nuit de noce. Ce qui commande c’est le libre arbitre individuel : « je ne trouve pas la satisfaction dans ce que j’avais demandé, donc cela ne compte plus ». Il n’y a plus de notion de permanence des liens.
Un constat s’impose, et les conséquences doivent en être soigneusement analysées pour les générations à venir. Personne ne sait ce que sera le futur. On peut avoir une idée sur ce que sera la société dans 10 ans, mais absolument pas dans 50 ans ou encore moins dans un siècle. Nous sommes dans le temps de l’immédiat, et c’est cette loi de l’immédiat qui prime sur des valeurs symboliques permanentes. Tout cela est basé sur le concept des libertés individuelles. Je suis libre de mes affections – ou de mes désaffections. La seule règle est celle de la satisfaction et du plaisir personnel, et tout ce qui apporte du déplaisir est rejeté.
Nous sommes dans une conceptualisation marchande des relations humaines. S’il me convient, je le garde, sinon je n’en veux plus. Le partenaire peut devenir un bien de consommation comme un autre. C’est le néolibéralisme des liens, mais qui fait l’impasse des liens, car les gens ne comprennent plus le BA-BA de ce qu’est le lien social. Donc évidemment tous les liens qui existent dans la société sont contestés, car ils sont autant d’entraves à la liberté individuelle. Or il n’y a pas de liberté hors des liens. La liberté est consubstantielle des liens. Il n’y a pas de libertés hors des liens, sauf pour le fou bien entendu. Seul le fou est libre.
Propos recueillis pour ACALPA, par Olga ODINETZ, mai-juillet 2005.