Cet article est la reproduction d'un exposé donné par le Dr Roland Broca devant les étudiants de l'Université de Buenos Aires (Argentine), en novembre 2000.
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Mon intérêt, déjà ancien, pour les études tant psychiatriques que psychanalytiques sur la psychose m’a amené, au cours des années, à élargir mon champ d’investigation clinique à des domaines peu explorés par la psychiatrie publique. A partir, notamment, de l’expertise médico-judiciaire, je me suis intéressé, ces dernières années, à la question posée par le fou criminel et, plus largement par la question de l’acte délictueux dans le registre de la psychose.
C’est un domaine peu exploré par les psychiatres d’exercice public dans la mesure où la plupart d’entre eux répugnent à s’impliquer dans ces pratiques qu’ils jugent peu compatibles avec leur éthique du soin.
Les conséquences de cette position dogmatique sont multiples, certaines désastreuses dans le non-accompagnement de ces sujets en grande souffrance psychique que sont les psychotiques.
La première conséquence est liée à la question de la responsabilité pénale des psychotiques s’étant rendu coupables aux yeux de la loi de délits ou de crimes en relation avec leur activité délirante.
Jusqu’à une époque récente, en France, il était établi que si la personne ayant commis un crime était, au moment des faits, dans un état de démence ayant aboli son discernement et le contrôle de ses actes, elle était déclarée ipso facto irresponsable pénalement. Les poursuites judiciaires étaient interrompues. Le sujet était renvoyé vers un établissement de soins : 6 à 7% des personnes inculpées de crime ou de délit étaient justiciables d’une telle procédure.
Les choses ont récemment changé avec une évolution de la loi qui stipule un distinguo entre l’altération et l’abolition du discernement et du contrôle des actes en cas de trouble psychique ou neuropsychique grave (folie).
Nos psychiatres new look de l’ère neuroleptique se sont engouffrés dans cette brèche ouverte par la loi, pour ne plus prononcer d’abolition mais systématiquement l’altération des facultés.
Le résultat, en statistique de jugements, étant que près de 30% de la population carcérale française est constituée d’authentiques psychotiques.
La prison est ainsi devenue une nouvelle version de l’antique asile d’aliénés que l’on avait cru voir disparaître.
Mais en fait les effets sont plus pervers qu’on ne pouvait l’imaginer car ces psychotiques « délinquants » s’ils ne sont pas en prison vivent le plus souvent dans la rue, désocialisés, sans soin. Ils sont les laissés-pour-compte de la gestion postmoderne, neuroleptisée, déshumanisée de la psychiatrie d’aujourd’hui. Ces psychotiques commettent en fait de petits délits de désespoir qui les conduisent non pas vers les soins que nécessiterait leur état, mais vers la prison ou la rue.
Ils sont finalement assimilés aux populations que l’on disait dangereuses au XIXème siècle : les sans travail, les pauvres, les indigents.
Par une autre voie, j’ai pu constater la même dérive médico-judiciaire.
J’ai été sollicité, il y a quelques mois, par le parquet du tribunal de Paris pour donner un avis d’expert psychiatre, dans le temps de la garde à vue lors de l’enquête policière, sur des personnes s’étant rendues coupables d’exhibition sexuelle ou d’agression sexuelle dans l’espace public. Cet examen, avant comparution devant le juge étant destiné à évaluer l’opportunité pour le magistrat de prononcer une mesure dite de suivi socio-judiciaire assortie d’une obligation de soins.
On pourrait imaginer, compte tenu du mode opératoire, que ces situations sont le fait de sujets présentant une personnalité perverse.
Il n’en est rien pourtant : 90% des situations (très riches cliniquement par ailleurs) sont le fait de sujets psychotiques. Jusqu’ici, faute de diagnostic, ils étaient dirigés vers la prison et judiciarisés au titre de délinquants.
Ces personnes se recrutent en fait dans une population de malades mentaux errants, sans logis, sans soins, sans l’accompagnement médico-psycho-social qui leur serait pourtant nécessaire.
Cette population est estimée, pour Paris, à 5.000 personnes, d’après les enquêtes officielles.
Il y a plus de 20 ans, dans un article paru dans une revue psychanalytique (Quarto), je théorisais et préconisais dans le traitement de la psychose, la psychanalyse comme nouveau mode de lien social. Peu de psychanalystes à l’époque, se risquaient à cet exercice difficile, parfois périlleux. Ils étaient plus nombreux à s’y risquer à Buenos aires, j’en ai de nombreux témoignages.
En effet, au cours des années 80-90, des échanges fructueux se développèrent entre le Département universitaire d’Amélia Imbriano et l’Hôpital de Prémontré en France où je développais un dispositif d’accueil et d’accompagnement de la psychose. C’est alors que fut créé le Centre Jacques Lacan et que fût organisé un colloque à Prémontré avec Mauricio Goldenberget la diaspora européenne de ses élèves. Des stagiaires doctorants du Département de psychanalyse de l’Université Kennedy ont pris ensuite le relais alors que dans le même temps je venais à Buenos Aires participer à des séminaires, des colloques, des supervisions, à l’initiative d’Amélia.
Le fruit de cette intense collaboration fût l’édition à Buenos Aires, en langue espagnole, d’un ouvrage « Le Psychotique dans le discours analytique » qui eut un certain impact en Amérique latine auprès de tous ceux qui s’intéressaient au traitement de la psychose.
Aujourd’hui, nous célébrons la parution d’un ouvrage d’Amélia. J’aurais aimé être présent à cette célébration. Les circonstances en ont décidé autrement.
C’est ma belle fille Costanza Broca qui me représente, passage de relais générationnel qui m’enchante.
Amélia, bravo pour ton livre qui sera, j’en suis sûr, source d’inspiration pour les jeunes psychanalystes enthousiastes qui fréquentent le DEA que tu as créé avec courage et détermination il y a quelques années, et au-delà tous ceux et ils sont nombreux en Argentine et dans les pays hispanophones qui s’intéressent à l’abord psychanalytique de la psychose.
Alors vous, les psychanalystes élèves de Jacques Lacan, retroussez vos manches, affutez vos concepts.
Face à la maltraitance des institutions sociales, tentez la bien-traitance du lien social psychanalytique.