Cet article est la transcription d'une intervention du Dr. Roland Broca au congrès international de psychiatrie de Thessalonique (Grèce) en novembre 2009.
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Il y a quelques années, j’ai assuré une consultation médico-psychologique dans le cadre d’un service d’accueil de personnes sortant de prison, service dépendant de l’administration pénitentiaire, intitulé SRAIOSP, Service régional d’accueil, d’information et d’orientation des sortants de prison. Ce service, unique en France, est localisé à Paris et reçoit des détenus, libérés, en fin de peine, provenant des divers établissements pénitentiaires de la région parisienne.
La création d'ne consultation médico-psychologique pour les sortants de prison
Le SRAIOSP a été créé dans les années 90 à partir du constat de carence d’une structure en capacité d’accueillir d’anciens détenus au moment de leur sortie de détention. Il s’agissait principalement de personnes en grande précarité sociale qui se retrouvaient au moment de la sortie, à la rue, sans ressources faute d’un accueil familial. Il faut par conséquent leur procurer un hébergement dans l’urgence, examiner leur situation sanitaire, les orienter dans la recherche d’un emploi, etc.
Ce service est composé de personnels pénitentiaires appelés CIP (conseillers d’insertion et de probation) et d’un médecin généraliste effectuant deux vacations par semaine.
C’est à mon initiative que fût créée une consultation médico-psychologique ayant pour but de faire le point avec la personne accueillie sur son état de santé mentale, d’apprécier ses besoins en ce domaine et, après quelques entretiens, de l’orienter vers un dispositif spécifique de santé mentale de service public, compatible géographiquement avec son lieu d’hébergement.
Cette nécessité d’un accueil spécialisé en psychiatrie et de la possibilité d’une écoute à dimension psychothérapeutique, au moment de la sortie de prison, découle du fait que l’on évalue à entre 30 et 50% la proportion d’authentiques malades mentaux ou de personnes présentant des troubles graves de la personnalité, accueillisdans les établissements pénitentiaires, puis pris en charge par une équipe spécialisée en psychiatrie pendant le cours de la détention. Aucune poursuite des soins n’étant pour autant clairement programmée à la fin de la détention, à plus forte raison pour les personnes dites sans domicile fixe, hors sectorisation par rapport au maillage des services publics de soin.
Il faut aussi préciser, ce point est important pour la suite de mon exposé, que la population carcérale, en particulier dans la région parisienne, comporte très majoritairement des hommes, d’origine étrangère, d’immigration récente. Cette dominance est tout particulièrement forte dans les établissements de la région parisienne. Ils viennent le plus souvent des anciennes colonies françaises : Maghreb (Algérie, Tunisie, Maroc), Afrique de l’Ouest (Sénégal, Côte d’Ivoire, Gabon etc.), des pays de l’ancienne Indochine (Vietnam, Laos, Cambodge). Ils viennent aussi, mais en moindre proportion d’Egypte, de Turquie, de Chine. Ces personnes sont souvent en situation irrégulière et par conséquent en grande précarité sociale et difficilement réadaptables à la vie civile au moment de leur sortie de prison, puisqu’ils retournent dans la clandestinité.
L’histoire de Mohamed
C’est dans ce contexte que je reçois un jour un homme que nous appellerons Mohamed. Il sort de détention préventive, dans l’attente de son procès. Il est libéré compte tenu du délai anormalement élevé en prison préventive, entre la date de son inculpation et celle de son procès. Au cours de plusieurs entretiens, il me raconte son histoire.
Il souffre d’un état dépressif sévère et manifeste un découragement non feint. Il a 45 ans environ. Il est très correctement vêtu, s’exprime dans un français châtié, avec sobriété et dignité. Il a manifestement reçu une éducation scolaire de bon niveau. Il est né en France d’un père d’origine algérienne travaillant dans l’industrie automobile. Sa mère est venue rejoindre son mari dans le cadre du regroupement familial. On est à l’époque de la guerre d’Algérie et le FLN, le Front de Libération Nationale, l’organe politique algérien qui mène le combat pour l’indépendance, demande aux corrélégionnaires travaillant en France d’acquitter, pour soutenir l’effort de guerre, un impôt révolutionnaire représentant 30% du salaire perçu. Mais bientôt on va demander un effort accru représentant 40% et s’en est trop, il n’aura plus assez d’argent pour subvenir aux besoins de sa famille et il se révolte et refuse de se plier à cette nouvelle exigence. Il est alors menacé de mort s’il refuse de s’exécuter ; il persiste dans son refus et il sera finalement égorgé comme traître à la patrie.
Mohamed a alors 6 ans et sa mère se retrouve seule à faire vivre ses enfants, sans aucune ressource. La famille se retrouve dans la misère et quelques années après, la guerre étant finie, la mère décide de rentrer en Algérie dans sa famille ; départ encouragé par le gouvernement français et assorti d’une prime au retour. Elle est illettrée et ne se rend pas compte qu’on lui demande de signer un papier qui est en fait un acte de renonciation à la nationalité française, qu’elle possédait pourtant de plein droit depuis le moment où l’Algérie était devenu département français. Dans le même mouvement, elle renonce également ipso facto à la nationalité française pour ses enfants. Mohamed, né en France, se retrouve exilé dans un pays qu’il ne connaît pas, dans une famille qu’il ne connaît pas, coupé de ses racines françaises et de sa langue maternelle le français.
Arrivé à l’age adulte il n’a qu’une idée : revenir vivre en France, son pays, ce qu’il fait. Il découvre alors qu’il est un étranger dans ce pays qu’il pensait être son pays. Il se retrouve rapidement en situation irrégulière sur le territoire français, dans un état de quasi-clandestinité ; et toutes les démarches qu’il fera pour retrouver ce qu’il croit être sa vraie nationalité, celle par rapport à laquelle il pense avoir un droit inaliénable, vont s’avérer vaines.
Il trouve cette situation parfaitement injuste et peu à peu la rage le prend contre cet Etat, avec ses lois, qui le prive de ce qu’il pense être son droit légitime. Il se sent alors dans une situation intolérable, kafkaïenne, persécutive, se traduisant par un profond sentiment de bâtardise, conséquence du fait de n’être pas reconnu dans son identité française, comme membre à part entière de la communauté des citoyens français.
Alors, puisque la loi refuse de lui reconnaître ses droits légitimes, le traite comme un paria, un hors-la-loi, il va revendiquer de sa propre volonté, de se mettre hors-la-loi, d’agir comme un hors-la-loi, il va endosser cette identité. Puisqu’on lui a volé son identité, alors il va devenir voleur. Va alors commencer pour lui une vie de délinquance qui le ramènera régulièrement devant la Justice française, et faire des séjours dans les prisons françaises. Au détours de ces incarcérations, il sera expulsé vers l’Algérie, dont il reviendra clandestinement, pour poursuivre son destin français de délinquant.
Au moment où je le reçois, Mohamed est sous le coup d’une accusation inhabituelle. Lui, le voleur de voitures, qui n’a jamais commis de violences, qui n’a jamais porté d’arme, est accusé d’avoir participé à un hold- up audacieux dans un grand magasin de la capitale. Au cours de cette action d’éclat, les bandits prennent la fuite devant le magasin attaqué. L’un d’eux, pour écarter la foule, aurait tiré un coup de feu, et cette balle perdue aurait blessé un passant.
On apprend rapidement que l’organisateur de cette action audacieuse est un homme fiché au grand banditisme et considéré comme étant l’ennemi public n° 1. Un témoin affirme qu’au moment de la fuite, l’un des assaillants aurait prononcé le nom de Mohamed à l’attention de celui qui tenait le revolver. Or, dit- il, il veut bien assumer devant la Justice des délits qu'il a commis et en supporter les conséquences comme il l’a fait à plusieurs reprises dans le passé, mais il se refuse à endosser un crime qu’il n’a pas commis.
En effet, il n’a jamais été en relation avec l’instigateur du hold- up, ce n’est pas du tout son mode opératoire, il n’a jamais porté d’arme dans les différentes affaires pour lesquelles il a été poursuivi. D’ailleurs, après son arrestation, l’auteur des faits a déclaré ne pas le connaître et que par conséquent il n’y a aucune raison de l’impliquer dans cette affaire.
Rien n’y fait, les policiers sont persuadés de tenir le coupable et ne veulent pas en démordre compte tenu de la pression médiatique. Donc il est pris pour un autre, il est victime de sa mauvaise réputation, de son long passé de délinquant. Victime d’homonymie, il retrouve encore une fois son trouble d’identité ; il s’en trouve ébranlé jusqu’au plus profond de lui-même, outre le fait qu’il risque une peine de privation de liberté très lourde.
Le procès approchant il est de plus en plus paniqué et m’annonce qu’il envisage de s’enfuir en Espagne pour échapper à ce piège qui est en train de se refermer sur lui. Et puis plus rien, je n’entendrai plus parler de lui pendant de nombreuses années. Jusqu'au jour où je reçois une citation à comparaitre à titre de témoin de la cour d’Assises du Tribunal de Grande Instance de Paris. Quelle ne fut pas ma surprise de constater qu’il s’agit de mon Mohamed. Condamné en première instance par contumace ; absent du procès, quelques années plus tard, il avait été arrêté en Espagne où il s’était effectivement enfui, il repassait en jugement. Je me rendis à l’audience, répondis aux questions du juge et du procureur et eus la surprise de constater que mon témoignage n’était pas inutile à éclairer les juges sur la personnalité du sujet, et sa problématique identitaire.
Les 4 facettes de l'identité
Il existe quatre dimensions dans ce qui constitue à mon sens l’identité et plus particulièrement dans le cas de Mohamed.
La dimension symbolique
Elle donne un axe dans la constitution de mon identité ; qui lui donne constance, permanence, solidité. Ce qui fonde cette permanence, ce sont les éléments de mon histoire personnelle, de mes origines, de ma famille, de ma langue, de ma religion, fondatrice de mes valeurs, que je pratique ou non cette religion ; de ma formation culturelle ; de mon patronyme qui m’inscrit dans une lignée. Tous éléments en mesure d’assurer la permanence de mon être au monde et de condenser la symbolique de la dette de vie dont je devrai m’acquitter ma vie durant.
La dimension imaginaire
C'est celle qui concerne mes comportements dans le champ social, les rôles que je suis amené à jouer : citoyen, homme ou femme , mari ou épouse, mère, médecin, enseignante. Cette dimension imaginaire qui se moule sur les circonstances, sur les conditions factuelles, momentanées, locales, m’expose à une plasticité identitaire modelée par les avatars de mon rapport aux autres, dans une relation de concurrence jalouse.
C’est d’un accord entre ces deux dimensions que peut résulter le sentiment de se sentir dans une certaine harmonie avec soi-même et avec les autres. Mais cette congruence n’est malheureusement pas toujours au rendez- vous et une discordance peut s’établir.
La dimension transculturelle
Elle peut amener une certaine discordance identitaire. C’est particulièrement le cas pour Mohamed. C’est le cas pour des populations récemment immigrées, notamment celle en provenance depays encore récemment colonisés. Ces phénomènes ont toujours existé et ils se sont amplifiés et complexifiés depuis un demi-siècle avec l’arrivée massive en France, de populations de culture musulmane.
En effet les mouvements de migration précédents concernaient pour l’essentiel des populations provenant de pays européens, certes moins développés économiquement que le nôtre : Polonais, Italiens, Espagnols, Portugais, mais partageant avec nous une Culture commune. Pour l’essentiel une religion et des valeurs communes, ainsi que le partage de notions comme la laïcité et la démocratie, c’est-à-dire séparant le politique et le religieux. Ce qui n’est pas le cas dans le cadre de la culture islamique.
La dimension symptomatique
Elle est névrotique pour la plupart d’entre nous ; psychotique ou perverse pour certains.
Mon symptôme est constitutif de mon identité, je ne peux l’oublier, je ne peux m’en défaire par quelque acte délibéré. Je ne peux le méconnaître car il me poursuit comme mon ombre, il m’accompagne dans tous les actes de la vie, je vis avec lui. Il est le résultat d’un mécanisme de défense contre un désir infantile réprouvé puis réprimé, qui insiste et, qui me fait tout au long de ma vie inévitablement dominé et captif, de ce scénario originel, inséparable de mon existence. C’est ainsi que mon passé interprète, à mon insu, à tout moment, mon présent, dans un implacable mécanisme de répétition.
Pour ce qui concerne Mohamed, ce sont les dimensions symbolique et transculturelle qui sont bien entendu au premier plan de la problématique. Il y aurait probablement aussi beaucoup à dire de la dimension symptomatique, névrotique dans son cas. Dans la mesure où je n’ai pas eu une relation à visée psychothérapeutique avec lui, je n’ai pu recueillir des informations qui auraient pu me permettre d’en dire plus là- dessus, et ce n’est pas ici l’essentiel.
C’est sans nul doute l’identité symbolique qui est ici en question.
Algérien ? mais comment s’identifier à un pays qui s’est construit en tant qu’Etat, en considérant son père comme un traître et en lui réservant une mort infamante. Comment s’identifier au bourreau ?
Comment s’identifier à une culture minorée, méprisée par la France, pays ou il est né français et où il a passé son enfance.
Par conséquent il se revendique français. Le fait que l’Administration française lui ait volé cette identité par un tour de passe-passe malhonnête n’y change rien. Si on peut-être français par le sol et par le sang, alors il l’est par le sol d’être né en France, français ; et par le sang celui versé par le père sur le sol français, se jugeant français de plein droit, et à l’abri des lois de la République.