Les enseignements d'une pratique
Ce texte est un exposé introductif donné lors de la première conférence franco-brésilienne "Loi, Droit et Psychanalyse", qui a eu lieu à Rio de Janeiro en août 2004 .
Quand une exposition constante à la vulgarité et la luxure a fini par nous y insensibiliser, il reste très constructif de nous rendre compte que cela continue de nous paraître pervers ? Qu’est ce qui peut frapper suffisamment fort la croûte purulente qui recouvre notre conscience docile pour réveiller notre attention ?
Thomas Harris
Après une relative indifférence de l’opinion publique et de la justice pour les crimes sexuels au cours des derniers siècles, la montée en puissance d’une meilleure prise en compte des droits fondamentaux de la personne, non plus seulement dans leur généralité de droits de l’homme, mais déclinés notamment de façon spécifique en droits des femmes et droits de l’enfant, un certain nombre de pratiques sexuelles déviantes sont de mieux en mieux prises en compte par l’appareil judiciaire et répertoriées par le code pénal français.
Il faut être clair à ce sujet : il ne s’agit pas , pour le législateur, de pénaliser les pratiques sexuelles déviantes en tant que telles, mais uniquement des pratiques qui portent atteinte aux droits fondamentaux des personnes, des actes à caractère sexuel pratiqués sans le consentement éclairé des personnes qui les subissent par exemple des enfants, des incapables majeurs réputés ne pas pouvoir donner leur consentement éclairé.
Tout est permis, en matière de pratiques sexuelles, depuis le code Napoléon, extrêmement libéral en la matière, à condition que cela se passe entre personnes adultes consentantes.
La procédure dite de suivi socio judiciaire, instaurée par une disposition nouvelle, récente, du code de procédure pénale, en son article 706-47, stipule que "la personne mise en cause pour l’une des infractions précitées, doit être soumise, avant tout jugement de fond, à une expertise médicale psychiatrique dont le but est notamment de se prononcer sur l’opportunité d’une injonction de soins dans le cadre d’un suivi socio judiciaire. Il faut donc procéder à l’expertise psychiatrique du mis en cause et de dire si son état justifie le prononcé d’une telle mesure et plus généralement, de faire toute remarque utile sur sa personnalité et son état mental."
Les infractions précitées sont les suivantes :
- meurtre ou assassinat d’un mineur accompagné d’un viol ou de tortures et actes de barbarie,
- viol
- viol aggravé par ascendant, par personne ayant autorité
- agression sexuelle
- exhibition sexuelle
- agression sexuelle aggravée,
- corruption de mineur
- diffusion, fixation, transmission de l’image d’un mineur à caractère pornographique
- fabrication, transport, diffusion ou commerce d’un message à caractère violent, pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine
- atteinte sexuelle sur mineur de moins de 15 ans
- atteinte sexuelle sur mineur de moins de 15 ans aggravée
- atteinte sexuelle sur mineur de plus de 15 ans par ascendant ou par personne ayant autorité.
Lorsqu’il s’agit de flagrant délit, l’auteur du délit fait l’objet d’une expertise psychiatrique, dans le cadre de la garde-à-vue. J’assure ce type d’expertises depuis octobre 2003.
Pour commencer, quelques statistiques des situations observées de cette pratique :
- Les personnes qui me sont adressées sont pour les 4/5 des auteurs d’infraction et pour 1/5 des cas, des victimes.
- Pour ce qui est des auteurs, 25% d’entre eux sont accusés d’acte de violence (menace avec arme, dégradation, incendie etc) et 75% de délits sexuels.
- Pour ce qui concerne les délits sexuels, dont nous allons parler aujourd’hui ils se répartissent ainsi :
- 1 sur 3 pour exhibition sexuelle
- plus de 1 sur 2 pour agression sexuelle
- 10% de viols
- le reste se répartissant entre les qualifications suivantes : « client de prostitué(e) mineur(e) », « corruption de mineur », « détention d’images pornographiques représentant des mineurs »
Les infractions d’exhibition sexuelle et d’agression sexuelle en cause dans ces procédures se produisent le plus généralement dans des lieux à forte concentration de population : manifestations à caractère commercial ou culturel, transports en commun pour la grande majorité d’entre elles : métro, autobus, train. Freud avait souligné le lien entre moyen de transport et transport amoureux, au travers de l’occurrence fréquente dans les rêves des analysants révélant cette signification.
Il faut préciser que le dépistage de ces infractions se fait sur plainte directe de la victime à un agent de la force publique mais surtout par l’observation directe de vigiles assermentés, policiers en civil, chargés de la sécurité dans les lieux publics. On est là dans le domaine du contrôle social des comportements, du gouvernement des conduites, tel que Michel Foucault l’a finement analysé dans ses ouvrages et séminaires.
1 - Comment analyser l’impact de la procédure judiciaire sur les auteurs de ces infractions ?
Pour ce faire, je ne me placerai pas dans une perspective juridique ou judiciaire mais je tenterai une interprétation phénoménologique à partir de ce que je perçois au travers du discours qui m’est tenu par les personnes incriminées elles-mêmes. En effet, je bénéficie d’un observatoire particulièrement privilégié pour analyser les effets subjectifs de ces situations, de par l’écoute que je puis avoir du cheminement de ces personnes, au cours des différentes phases du processus judiciaire.
Tout d’abord au décours ou pendant le cours de la garde à vue dans ma position d’expert, puis dans la phase présententielle, et, au-delà de la comparution, dans la phase pénale et post-pénale du suivi socio-judiciaire et de l’obligation de soins qui peut se dérouler sur une longue période de temps. Pendant ces longues phases du processus judiciaire, j’interviens, suivant les cas, aussi bien en position de médecin coordonnateur, c’est-à-dire en lien avec le praticien d’une part et le juge d’application des peines d’autre part ou pour d’autres cas en position de thérapeute, c'est-à-dire de psychanalyste. Ce sont les enseignements de ces différents modes d’écoute que je voudrais traduire dans l’analyse que je peux faire aussi bien du processus judiciaire que du processus de soin.
Le rôle de la justice
N’oublions pas que le système judiciaire moderne, celui que nous connaissons dans nos démocraties avancées est l’héritier direct, dans ses principes fondamentaux, de la tradition juridique, d’inspiration théologique issue du droit canon gréco-latin, judéo-chrétien. Cela me parait d’autant plus important à considérer qu’il s’agit en l’occurrence, pour ce qui nous occupe d’infractions à caractère sexuel et qu’on se trouve là, par conséquent, dans le contexte de l’univers morbide de la Faute comme s’exprimait le docteur Hesnard, un des premiers disciples de Freud en France.
Dans ce contexte, qu’est ce que la justice cherche à obtenir du coupable ?
Tout d’abord, l’aveu de sa culpabilité, l’aveu de sa faute. En effet, pratiquement tous les incriminés se déclarent innocents des faits qui leur sont reprochés. Innocent, parce qu’il faut, bien sûr, se protéger, se défendre, vis-à-vis de l’accusation portée mais aussi et surtout parce qu’on est là dans l’ordre de l’indicible, de l’inavouable.
Comment, par exemple, ce professeur des universités, chef réputé d’un grand département de recherche scientifique, dans une université prestigieuse, marié, père de 4 enfants, qui m’est amené menotté en expertise, peut-il avouer avoir été l’auteur de l’infraction qu’on lui reproche : s’être, discrètement pensait-il, masturbé sur le quai d’une station de métro parisien, puis, étant monté dans le wagon, s’être collé et frotté aux fesses d’une corpulente femme de couleur jusqu’à éjaculation ? Comment avouer cet écart de conduite, cet écart de jouissance ? Il préfèrera nier, laisser planer un doute jusqu’au bout en clamant contre toute évidence son innocence. Avouer publiquement sa faute, la reconnaître implicitement vis-à-vis de sa femme, de ses enfants, de ses collègues est de l’ordre de l’impossible.
Impossible, car ce qui est en jeu, c’est l’identité sociale du sujet, c’est-à-dire son identité tout court. L’accusation est infamante, pas l’acte lui-même pour le sujet en cause puisqu’il lui a procuré une jouissance intense et dans les moments de jouissance ça ne pense pas. A ce moment là, le sujet n’éprouve aucune culpabilité, ne tient aucun compte des risques encourus. Il se retrouve dans un état de totale irresponsabilité, dans un état complet d’innocence. Il oublie qu’il est dans un lieu public. Il est uniquement concentré, absorbé par la jouissance, comme dans un isoloir, sans s’apercevoir qu’il est en fait sous l’observation attentive de policiers.
Comment est-il possible de conceptualiser ce qui opère dans le processus judiciaire ?
Je me servirai pour cela d’un concept issu de la théologie scholastique du XIIIème siècle, le concept d’attrition.
L’étymologie est latine, formée de ad "à" et de terrere qui signifie "broyer".
Broyer, c’est l’expression qu’utilisent le plus fréquemment les accusés pris dans la procédure pénale, le sentiment d’être broyé par la machine judiciaire.
C’est un concept de la théologie scolastique forgé au début du XIIIème siècle qui signifie le regret d’avoir offensé Dieu par la crainte du châtiment : Initium sapientioe timor Domini (la crainte de Dieu est le début de la sagesse).
Il s’agit par conséquent d’une contrition forcée. La contrition, dit la théologie, est la douleur de celui qui a péché. Mais l’attrition ne suffit pas à obtenir l’absolution s’il n’y a pas l’amour de Dieu, c'est-à-dire du Père : « Notre repentir n’est pas tant un regret du mal que nous avons fait qu’une crainte que celui, (le mal), qui peut nous en arriver. » - La Rochefoucault.
La terreur panique, la terreur quasi sacrée qui s’empare du sujet dès l’énoncé de l’accusation, dès la mise à la question de la garde à vue est destinée à rédimer le sujet. La rédemption, traduite dans des termes laïcisés, ce sera la réinsertion, la réhabilitation possible du condamné.
En effet, on ne peut s’attendre de la part de l’accusé à une contrition spontanée, volontaire, puisque, comme nous l’avons vu précédemment, là où ça jouit, ça ne pense pas. Dans le moment où la pulsion agit de façon autonome à la recherche de sa satisfaction, le sujet ne ressent que du plaisir. La culpabilité ne se manifeste pas. C’est l’attrition opérée par la procédure judiciaire, la mise en accusation, la perspective de la pénalité, la crainte de la punition qui seront les éléments opératoires. C’est dire l’importance de la phase présententielle dans la procédure judiciaire elle-même. C’est une phase de bouleversement psychique, de mise en question de soi qui sera favorable à une remise en cause par le sujet de son rapport à la jouissance coupable, si le processus opère. Cela n’est pas toujours le cas, notamment pour le pervers qui n’accède pas à la culpabilité.
Globalement, on constate pour le sujet mis en cause dans les effets induits par le processus judiciaire, quelque chose qui se passe qui est de l’ordre des pratiques exorcistes. Il s’agit d’exorciser la mauvaiseté qui s’est manifestée dans l’acte transgressif : chasser le démoniaque, en purger le sujet.
2 - L’éclairage de la psychanalyse dans la compréhension intime de ces actes transgressifs
La question essentielle pour la psychanalyse est, bien entendu, la question de la causalité psychique à l’origine de l’acte. C'est-à-dire : que manifeste le trait dit « pervers » ? Dans ce cas, l’anamnèse du sujet dans l’entretien expertal ne le révèle pas. Il contrôle soigneusement toute révélation qui pourrait le dévoiler et pas conséquent l’incriminer. Cependant, à la question posée sur son état de santé, il fait état d’une maladie de caractère psychosomatique, dermatologique, d’un psoriasis géant, étendu sur l’ensemble de son corps qui le trahit à son insu.
Son symptôme trahit un trouble grave, au niveau de l’économie de la jouissance et probablement de la relation conjugale avec son épouse – bien qu’il déclare que de ce côté, tout va bien - dénégation que son symptôme dément.
Agir avec son symptôme en toute méconnaissance de cause, c’est ce que nous pouvons observer également chez ce jeune homme de 26 ans, sortant de 7 ans de prison pour viol aggravé sur une femme à laquelle il avait demandé une fellation en la menaçant de mort, un couteau sous la gorge.
Je lui demande de me décrire physiquement cette femme, pour comprendre ce qui l’a attiré vers celle-ci plutôt qu’une autre. Est-ce vraiment le hasard d’une rencontre ?
« Il s’agissait, me dit-il, d’une femme mûre, d’une quarantaine d’années, brune, au teint mat, les cheveux noués en chignon. »
Je lui demande alors : « A qui cette femme vous fait-elle penser ? »
Un court temps de silence, puis il est pris d’une vive émotion et s’exclame : « Mais, c’est ma mère, évidemment ! »
On est là dans l’ordre de la tragédie antique : Œdipe s’avance, les yeux crevés pour commettre son passage à l’acte. Il arrache à cette mère de substitution, dans un mouvement de transfert aveugle, l’amour qu’elle ne lui avait jamais donné.
Il est certain en tout cas que le processus judiciaire induit chez le sujet (aussi bien d’ailleurs chez la victime que chez l’auteur) une pathologisation.
La question est de savoir comment s’opère le traitement au sens juridique de cette pathologisation du sujet. Il va de soi que le traitement n’opère pas de la même façon dans le cadre de la procédure judiciaire et dans celui de celui de la psychothérapie. Comme nous le savons, comme chacun de nous l’expérimente dans sa propre vie, la sexualité humaine est d’une grande complexité.
Il faut d’abord rappeler que la civilisation progresse par un refoulement, un masquage, un effacement des manifestations du corps de façon générale, dans sa dimension charnelle, biologique, instinctuelle, animale pour tout dire. L’homme refoule l’animal en lui. Il se voudrait une espèce différente, un ange, un pur esprit peut-être. C’est ce qui fait que le corps l’embarrasse et pour lui devient une sorte de puzzle de représentations imaginaires (issues de l’image du corps). C’est un univers construit, codifié, recomposé par la cisaille signifiante. L’homme devient un corps « significantisé » et non plus seulement un organisme vivant.
C’est ainsi qu’au niveau de la perception de son être sexué d’homme ou de femme, cela ne va déjà pas de soi. Mais comme Freud l’a bien souligné, plus la civilisation avance, plus le malaise augmente. C’est le prix à payer.
Si Freud pouvait dire, paraphrasant Hegel, que l’anatomie c’est le destin, nous savons que les choses ne sont pas aussi simples que cela et que l’identité sexuelle, ça se construit. Comme disait Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ». Je ne suis pas sûr qu’elle en comprenait toutes les implications psychologiques, les avatars, les évolutions psychologiques d’une grande complexité au travers des différentes étapes de maturation physiologique et psychologique de la petite fille vers la Femme, si tant est que la Femme soit autre chose qu’une fiction, contrairement à la Mère, dans sa réalité incarnée, comme l’expliquait Lacan.
Mais ce qui concerne la femme, concerne également l’homme. Les deux sexes sont sur le même plan dans cette difficulté par rapport à ces deux modalités d’être Homme, avec un grand H.
Et on peut dire tout aussi bien de la même manière : on ne naît pas homme, au sens viril, on le devient. Et c’est tout aussi compliqué de le devenir et de l’assumer, y compris sexuellement, quelle qu’en soit l’issue au niveau du choix d’objet : homosexuel ou hétérosexuel.
Critique du concept de perversion
Nous avons tendance, les psychiatres notamment, de façon générique, à classer ces actes déviants dans le registre de la perversion, adoptant une conception simpliste de la perversion qui se définirait comme tout acte à caractère sexuel n’ayant pas pour but la génération.
Les choses sont d’une tout autre complexité, comme nous le verrons.
Mais ce qui est sanctionné, ce n’est pas tant le caractère pervers de ces actes que leur irruption dans la sphère publique, le fait qu’une frontière soit franchie entre public et privé ; que des actes qui ne devraient relever que de l’intime, de la sphère strictement privée, surgissent, s’expriment, s’affichent dans la sphère publique, transgressent la limite. Car après tout, dans le registre de la perversion, ces actes ont le plus souvent un caractère anodin et mettent pour l’essentiel en scène les deux faces de la pulsion scopique : exhibitionnisme et voyeurisme.
Par ailleurs, le terme de perversion est inadéquat car il renvoie à une question diagnostique de structure de la personnalité qui ne correspond pas, dans l’immense majorité des cas aux personnalités concernées par ces situations. On y rencontre très peu de pervers mais beaucoup de névrosés présentant un ou des traits pervers occasionnels ou non de la personnalité et des psychotiques errants. On est davantage dans le recueil des égarés et des insensés de l’âge classique que dans le registre de la pure perversion.
L’essentiel des pratiques perverses à proprement parler se déroule en effet dans un cadre intime, privé, entre personnes adultes consentantes et ne porte pas, par conséquent, atteinte à l’ordre public. Elles mettent en jeu des scenarii, des rituels qui impliquent un partenaire identifié et généralement consentant. Que ce soit des pratiques dans le registre sadomasochiste, des pratiques d’ondinisme, de cophragie, des pratiques plus innocentes de fétichisme : la liste en est pratiquement inépuisable. Que manifestent ces pratiques sinon le caractère de perversion polymorphe de l’expression de la pulsion sexuelle chez l’être humain.
Il y a un siècle, Freud avait scandalisé la société de son temps en nous révélant le caractère de perversion polymorphe de l’enfant, mais ce qui nous permettait, dans le meilleur des cas, de conserver malgré tout, un conception holistique de la sexualité adulte, l’illusion structurante d’un accès mature, normé, adulte à la sexualité. De l’assomption d’une génitalité, adéquate à son objet hétérosexuel, orientée dans le but de la génération.
Nous savons maintenant que les choses sont plus compliquées que cela. Freud avait d’ailleurs une conception simple et robuste de la norme sexuelle qu’il exprimait dans la formule suivante : « La sexualité normale, c’est la sexualité qui est utile à la société. » On ne saurait mieux dire… et cette formule ouvre de larges perspectives à la réflexion.
Qu’en est-il donc de la structure et du mode d’organisation de la pulsion sexuelle ?
Qu’est-ce qui fait tout d’abord que la pulsion ne soit pas adéquate à son objet ? Qu’est-ce qui lui donne son caractère erratique, son inadéquation à un partenaire parfaitement apte à la satisfaction de ladite pulsion ?
Il faut d’abord remarquer que ce qui donne son caractère de polymorphisme aux manifestations phénoménales voire symptomatiques que nous étudions, c’est la structure même de la pulsion qui l’induit. En effet, comme il est de règle en matière de causalité psychique, ce ne sont pas les phénomènes qui permettent de déduire la structure en cause.
C’est le contraire qui est vrai.
C’est à partir de la compréhension de la structure des phénomènes qu’il devient possible d’interpréter les phénomènes qui s’en déduisent.
Il faut tout d’abord souligner le caractère toujours partiel de l’objet de la pulsion. La raison est liée au fait que la pulsion s’origine, s’organise à partir des orifices du corps qui sont autant de fenêtres mettant ce corps en communication sensible avec le monde qui l’entoure – bien avant l’acquisition du langage. Le corps est comme un sac percé de quelques trous spécialisés qui vont jouer aussi un rôle dans l’expression de la pulsion sexuelle et seront des zones érogènes privilégiées, spécialisées par rapport à l’ensemble du corps érogène dont chaque partie peut, à partir d’une signification particulière s’érogénéiser.
Ces trous, quels sont ils et quel rôle jouent ils dans l’organisation de la pulsion ?
Ce sont : la bouche, l’œil, l’oreille, l’anus, le sexe féminin, le nez.
Autour de ces orifices, la pulsion sexuelle s’organise de façon réversible, c'est-à-dire avec un retournement possible :
- pour la bouche, ce sera embrasser, se faire embrasser, sucer, se faire sucer
- pour l’œil : voir (voyeurisme) ou se faire voir (exhibitionnisme)
- pour l’oreille : parler à l’autre, lui dire des mots d’amour et l’écouter nous en dire
- pour l’anus : la sodomie et son envers
- pour le nez : sentir l’autre, se sentir, au propre et au figuré
Tous ces orifices entrent en jeu dans la mécanique sexuelle, les jeux sexuels, ce que l’on appelle les préliminaires, précédant l’acte sexuel proprement dit.
Dans certains cas, pour des raisons liées au développement de la sexualité dans l’histoire singulière du sujet, l’une de ces fonctionnalités prend une place prépondérante et, dans certains cas, exclusive.
3- Un traitement possible de ces pathologies de l’agir
Voyons maintenant, à partir d’un cas récent de ma pratique, comment il est possible d’opérer à partir de l’action de la justice, tout en restant dans une optique de soin. De soin au sens de souci de l’autre, c'est-à-dire prendre soin de l’autre.
Il s’agit d’un homme de 35 ans inculpé de violation de l’intimité d’autrui. En effet, il filme, dans des lieux fréquentés par un public en foule compacte, sous les jupes des femmes, à l’aide d’une caméra cachée.
C’est une pratique dont j’apprendrai qu’elle est extrêmement répandue et qu’elle comprend une grande quantité d’adeptes. Il faut préciser, dans le domaine de l’incrimination de ces actes que si l’exhibitionnisme est caractérisé et pénalisé en tant que tel, il n’en est pas de même du voyeurisme, son envers. C’est ce qui oblige à qualifier l’acte d’une périphrase finalement assez proche de la réalité violation de l’intimité d’autrui .
Il existe de fait une quantité impressionnante de sites internet spécialisés dans ce domaine sous la dénomination de « upskirt ». Il semblerait que 30 millions d’images soient affichées sur internet concernant cette pratique. On trouve également des forums de discussion et d’échanges d’images. Internet fait ainsi, par son effet de diffuseur universel, d’une pratique individuelle, une religion, une communauté de fidèles, avec ses zélateurs, ses rituels et ses adeptes, la religion des adorateurs de la petite culotte.
Pour revenir à notre homme, il s’est séparé de sa femme depuis 5 ans pour cause d’impuissance sexuelle survenue au moment ou s’était posé la question d’avoir un enfant et par conséquent, pour cet homme un accès possible à la paternité.
Après la séparation d’avec son épouse, il n’aura plus eu, au cours des 5 dernières années, de relations sexuelles avec une femme. La pulsion voyeuriste se déclenche à ce moment-là, ses pratiques se mettent en place et deviennent rapidement une pratique exclusive de satisfaction sexuelle.
Il faudra l’intervention de la police et de la justice pour mettre fin à ce doux rêve éveillé.
Il est en effet condamné à une peine privative de liberté, avec sursis, et à un suivi socio-judiciaire assorti d’une obligation de soins et une mise à l’épreuve pour une période de 5 ans.
Il me demande d’assurer ces soins, ce que j’accepte. Je le verrai à raison d’un entretien hebdomadaire.
Lors d’une de ces séances, il reste silencieux.
Je l’invite à parler : il me déclare avoir déjà tout dit sur lui-même, sur son passé et retombe dans le silence.
Je lui demande alors ce qui s’est passé dans sa vie depuis notre dernier entretien.
- Il s’est passé quelque chose, mais cela n’a rien à voir avec le problème qui nous occupe.
Je l’invite néanmoins à m’en parler.
- Dans le cadre de mon travail de plomberie, je suis allé la semaine dernière dans une grande administration pour effectuer une réparation. J’ai échangé quelques mots avec une secrétaire. Nous avons sympathisé. Nous avons décidé de nous revoir. Je l’ai invitée au restaurant et au cours de notre 2ème rencontre, nous avons fait l’amour. Et figurez-vous que cela a marché tout à fait normalement. J’en ai été très surpris. D’ailleurs, j’avais prévenu cette jeune femme de mon problème, mais ça a marché. Il est trop tôt pour faire des projets, mais nous nous entendons bien et j’espère que cela va durer.
Tout n’est pas réglé pour autant au bout de ces quelques séances. Mais nous avons obtenu une mobilisation spectaculaire du symptôme. L’accès à la parole, les effets du symbolique sont capables d’opérer de tels miracles.
Il est clair que le sujet de ce type d’acte, du fait de la mise en jeu de sa jouissance, sera peu enclin à formuler spontanément une demande de soins. Il serait plutôt dans la répétition des actes qui causent cette jouissance, l’acte pervers venant se substituer à l’acte sexuel génital ; et lui apportant la satisfaction qu’il recherche.
Il n’y a pas, a priori, de sentiment de souffrance ou de frustration qui pourrait être à l’origine d’une demande de soins.
Et c’est là où peut intervenir avec efficacité, notamment chez le névrosé, l’incidence de l’action judiciaire, en ce qu’elle provoque l’accès à la culpabilité, par le mécanisme de l’attrition dont nous avons parlé plus haut.
Par ailleurs, l’injonction de soins mise en place par le suivi socio-judiciaire, va permettre au sujet d’étayer une demande pour son compte propre, dans le meilleur des cas.
Tout cela demande une compétence particulière de la part du thérapeute : il faut adapter la technique psychanalytique, si l'on veut créer un processus de soin efficace, qui tienne compte de ce cadre très particulier.
En guise de conclusion
Finalement, que nous enseignent ces pratiques ?
Elles nous enseignent que le formatage social de la sexualité, la domestication des pulsions sexuelles, obtenues depuis des siècles par un strict encadrement culturel, par des rituels sociaux sophistiqués d’une grande efficacité symbolique, n’arrivent pas à contenir entièrement la pulsion sexuelle dans le cadre, dans le fonctionnement normatif qui lui est imposé. Mais nous remarquons également que ce formatage réussit à peu près parfaitement pour certains sujets et que d’autres tentent d’y échapper, voire le refusent complètement, soit pour donner libre cours à la pulsion, soit en décidant de renoncer à l’expression de la pulsion par la sublimation religieuse. Comment conceptualiser l’adhésion ou non du sujet au formatage normatif social et quelles en sont les conditions ?
Que nous enseigne la psychanalyse à ce sujet ?
Le sujet, pour le dire vite, adhère à la loi sociale dans la mesure où il adhère à la loi du Père, du père symbolique incarné dans la fonction paternelle. Le sujet y adhère par amour pour le Père. C’est ce que dit à sa façon la religion. Pour être aimé, le père doit être admiré, il doit pouvoir é-pater l’enfant. Ce qui ne va pas de soi, bien entendu, compte tenu de la diversité des situations familiales et de la difficulté pour l’enfant à se situer dans le complexe oedipien qui lui est proposé. Les avatars des manifestations de la pulsion en dépendent.
De toute façon, le contrôle de la pulsion, pour une large part, échappe au sujet. Soit les freins fonctionnent, soit ils ne fonctionnent pas parce que les interdits structurants n’ont pas opéré.